Faits et procédure. En l’espèce, trois salariés d’une entreprise de construction ont été licenciés pour faute grave, puis ont fondé leur propre société pour exercer une activité concurrente. L’entreprise anciennement employeur fut placée en liquidation judiciaire, puis a agi en responsabilité civile pour concurrence déloyale contre la société fondée par les anciens salariés. Les arguments au fondement de l’assignation dénoncent d’une part, une désorganisation de l’entreprise appelante par débauchage de personnel, d’autre part, des actes de dénigrement visant à dire que la société cible rencontrait des difficultés financières et était prête à déposer le bilan, pour convaincre les clients de ne pas signer de contrat de construction avec elle mais avec la société intimée, et enfin un détournement de clientèle.
Solution de la cour d’appel. La cour d’appel de Grenoble commence par définir l’action en concurrence déloyale, laquelle, fondée sur l’article 1240 du Code civil, est une modalité particulière de mise en œuvre de la responsabilité civile délictuelle pour fait personnel de droit commun. Elle suppose ainsi la caractérisation d’une faute, d’une déloyauté appréciée à l’aune de la liberté du commerce et de l’industrie et du principe la libre concurrence, ainsi que d’un préjudice et d’un lien de causalité les unissant.
Puis elle rappelle que le débauchage de salariés d’une entreprise est le résultat de manœuvres déloyales et de ce qu’il provoque la désorganisation de l’entreprise. Or, en l’espèce, les trois salariés mis en cause sur ce point avaient fait l’objet de licenciements pour faute grave avant de créer leur propre société, ce qui exclut la caractérisation du débauchage de personnel, et ce d’autant plus que, n’occupant aucun poste stratégique, ils n’étaient au demeurant tenus par aucune clause de non concurrence.
S’agissant du grief de dénigrement, la cour relève que le message attestant de difficultés financières rencontrées par la société appelante et du risque qu’elle ne puisse terminer le chantier, et proposant de travailler avec la société intimée, met en cause la fiabilité économique de la société appelante et la confiance des clients dans celle‑ci. Un tel message est de nature à caractériser un discrédit jeté publiquement sur l’entreprise, dès lors que la parole, ne fût‑ce qu’auprès d’une seule personne, sert de vecteur à une communication publique.
Enfin, constatant que des clients avaient annulé le contrat de construction conclu avec l’entreprise appelante et finalement confié la réalisation de leur maison à la société intimée, les juges d’appel ont retenu la faute de détournement de clientèle.
Dès lors, la cour d’appel accorde l’indemnisation du préjudice commercial réclamé par l’appelante et correspondant à la perte de marge brute sur les opérations concernées, dont le montant n’était pas discuté par la société intimée.
Commentaire. Dans un précédent commentaire1, nous avions loué les prouesses de la cour d’appel de Grenoble dans sa réussite de la preuve de l’existence d’un préjudice subi du fait d’actes de concurrence déloyale, ainsi que de l’établissement du lien de causalité entre la faute commise et le préjudice subi2. L’arrêt du 24 mars 2022 mettait ainsi fin à une jurisprudence laxiste tendant à affirmer qu’un préjudice s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale3, et se contentant le plus souvent, s’agissant d’établir le lien de causalité, d’une simple concomitance entre l’acte de déloyauté et le préjudice subi4. Hélas, le bonheur n’aura été que de courte durée. Par son arrêt du 10 octobre 2024, à notre grand regret, la cour d’appel de Grenoble applique de nouveau la présomption d’existence du préjudice et du lien de causalité, pourtant sanctionnée par la Cour de cassation5.
L’action en concurrence déloyale résulte d’une théorie élaborée par la jurisprudence et modélisée par la doctrine. Elle se fonde sur l’article 1240 du Code civil et impose donc, pour aboutir, l’établissement d’un comportement fautif, d’un préjudice en résultant, et d’un lien de causalité entre ces deux éléments. Ainsi, selon la cour d’appel de Grenoble, « constitue un acte de concurrence déloyale, susceptible d’être sanctionné sur le fondement [des dispositions de l’article 1240], le recours à des procédés contraires aux usages et habitudes professionnels tendant à occasionner un trouble commercial à un concurrent ». Sa motivation repose alors sur le principe selon lequel « le succès de l’action en concurrence déloyale est attaché à la démonstration d’une faute et d’un préjudice en lien causal ».
Trois critères cumulatifs devaient ainsi être réunis afin de statuer dans le sens de la reconnaissance d’un acte de concurrence déloyale : la déloyauté dans les agissements des concurrents intimés, un préjudice subi par l’appelante et un lien de causalité entre les actes déloyaux reprochés et le préjudice allégué. Si la cour d’appel prend soin d’examiner scrupuleusement les faits reprochés (1), elle passe malheureusement trop vite sur l’appréciation du préjudice et du lien de causalité (2).
1. L’appréciation de la déloyauté dans les agissements des concurrents intimés
La déloyauté commerciale s’apprécie dans les manquements à un principe général de loyauté commerciale qui doit innerver les relations entre concurrents. La doctrine identifie cinq catégories d’actes de concurrence déloyale : les procédés de dénigrement ; les actes engendrant la confusion ; la désorganisation de l’entreprise d’un concurrent ; la désorganisation du marché ; les actes de parasitisme économique. En l’espèce, deux de ces catégories sont dénoncées par l’appelante et soumises à l’appréciation des juges du fond : la désorganisation de l’entreprise du concurrent, non retenue par la cour (1.1) et des procédés de dénigrement du concurrent entraînant un détournement de clientèle, partiellement retenus (1.2).
1.1. La désorganisation de l’entreprise du concurrent
La désorganisation de l’entreprise du concurrent consiste dans une atteinte à l’organisation mise en place par l’entreprise. Le débauchage de salariés et les agissements parasitaires en sont de parfaits exemples, souvent relevés en jurisprudence. S’agissant du débauchage de personnel, le simple fait d’embaucher des salariés en poste dans une entreprise concurrente ne suffit pas à caractériser le débauchage. En effet, « tout salarié qui n’est pas lié à son ancien employeur par une clause de non‑concurrence est fondé, par application de la liberté du travail et de la libre concurrence, à exercer à l’expiration de son contrat de travail la même activité pour son compte ou pour celui d’un nouvel employeur6 ». Dès lors, un ancien salarié est en droit de constituer une société ayant le même objet social que celui de son ancien employeur et d’exercer la même activité7.
En application de cette règle de jurisprudence constante, la cour d’appel de Grenoble rappelle que « le débauchage de salariés d’une entreprise n’est pas, à lui seul, constitutif de concurrence déloyale par désorganisation d’une entreprise, dont la caractérisation est subordonnée à la double preuve de ce que le débauchage est le résultat de manœuvres déloyales et de ce qu’il provoque la désorganisation de l’entreprise ». C’est ainsi qu’elle constate que si certains des intimés ont été embauchés par une entreprise concurrente, c’est après avoir été licenciés pour faute grave par la société appelante, et non à la suite d’une démission. Quant à une autre des intimés, ayant démissionné de ses fonctions d’assistante technico‑commerciale exercées au sein de la société appelante, et ayant ensuite été recrutée par la société concurrente, « il n’est démontré par aucune offre de preuve l’existence de manœuvres déloyales à l’origine de ce recrutement, ni aucune désorganisation consécutive de la société ». Par cette motivation, les magistrats grenoblois concluent qu’il ne suffit pas de constater un recrutement immédiatement postérieur à une démission pour en déduire un débauchage fautif. Encore faut‑il qu’il y ait eu, par exemple, une violation d’une éventuelle clause de non‑concurrence liant l’ancien salarié à la société appelante, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. C’est donc à juste titre que la cour conclut qu’« il résulte de l’ensemble de ces éléments que le grief tenant à la désorganisation de l’entreprise par débauchage n’est pas démontré ».
S’agissant des actes parasitaires, l’arrêt les définit comme des actes consistant en une appropriation du travail d’autrui : « L’appropriation de projets concurrents établis à l’occasion de phase contractuelle ou pré‑contractuelle, aboutissant au détournement d’un savoir‑faire, bien incorporel dont la valeur économique est reconnue, est susceptible de générer une responsabilité de la part de celui qui en bénéficie au détriment de son détenteur légitime. » En l’espèce, la société appelante invoque un détournement de données stratégiques. Mais les juges constatent que les éléments juridiques et financier de la société appelante n’ont pas été obtenus de manière déloyale par les intimés, mais leur ont été remis volontairement dans le cadre de pourparlers en vue de la reprise de la société appelante, et ce, quand bien même ce projet de reprise n’avait pas abouti. Aucun détournement de données stratégiques n’est dès lors davantage établi.
L’appelante invoque également des procédés de dénigrement constitutifs de concurrence déloyale car entraînant un détournement de clientèle, demande partiellement accueillie par la cour.
1.2. Les procédés de dénigrement du concurrent entraînant un détournement de clientèle
Le dénigrement est une forme d’abus dans l’exercice de la liberté d’expression. Il s’agit de diffuser des propos péjoratifs sur les produits ou les services du concurrent, l’objectif étant de détourner la clientèle du concurrent visé. Le Doyen Roubier définissait les procédés de dénigrement comme étant des agissements qui « tendent à jeter le discrédit sur un concurrent ou sur les produits fabriqués8 ». La jurisprudence a dégagé les trois critères cumulatifs du dénigrement de concurrent, à savoir le caractère péjoratif ou dépréciatif des propos, la publicité de leur communication, et l’identification expresse ou tacite du concurrent visé. En général, les tribunaux s’emploient à distinguer le dénigrement de ce qui ne relève que de la simple critique. Ainsi, des propos purement factuels qui analysent la politique commerciale d’un concurrent ou de sa stratégie de développement ne constituent pas un dénigrement9.
En l’espèce, la société appelante reproche aux intimés de s’être rapprochés de ses clients afin de les dissuader de contracter avec elle et de les convaincre de signer avec des sociétés concurrentes, et ce, par des propos dénigrants et mensongers visant à dire que la société appelante rencontrerait des difficultés financières et serait prête à déposer le bilan pour convaincre ses clients de ne pas signer leur contrat avec elle mais avec les intimés et de les tenter de ne plus travailler avec elle. La cour, dans son appréciation minutieuse des faits, relève alors que les propos litigieux, contenus dans un mail, constituaient des témoignages indirects qui ne permettaient pas de caractériser les agissements reprochés, et que des informations comme l’état de cessation de paiement, le futur dépôt de bilan à intervenir, qui sont générales et non circonstanciées, étaient ainsi dépourvues de valeur probante, étant relevé que le lien qu’entretenait le témoin avec la société appelante n’était pas précisé. En revanche, l’information relative à des difficultés financières rencontrées par la société appelante et au risque qu’elle ne puisse terminer le chantier, a été retenue par la cour comme mettant en cause la fiabilité économique de la société et la confiance des clients dans celle‑ci, ce qui rendait l’information « de nature à caractériser un discrédit jeté publiquement sur l’entreprise, dès lors que la parole, ne fût‑ce qu’auprès d’une seule personne, sert de vecteur à une communication publique ».
Par conséquent, les magistrats, qui relèvent ensuite qu’un certain nombre de clients de la société appelante avaient été contactés par les intimés pour conclure des contrats avec ces derniers, accueillent, « au regard de l’ensemble de ces éléments », la demande de l’appelante tendant à la qualification de détournement de clientèle.
Au vu de la reconnaissance de certains faits comme constitutifs de dénigrement et de détournement de clientèle, la cour d’appel aurait dû vérifier l’existence d’un préjudice et du lien de causalité entre les actes fautifs et le préjudice, simplement présumés en l’espèce.
2. La présomption regrettable du préjudice et du lien de causalité
La cour d’appel de Grenoble motive son arrêt en rappelant la règle selon laquelle « le succès de l’action en concurrence déloyale est attaché à la démonstration d’une faute et d’un préjudice en lien causal ». Or, il nous semble que les magistrats eux‑mêmes ont failli à la preuve du préjudice, simplement présumé (2.1) et du lien de causalité (2.2).
2.1. La présomption du préjudice
On peut lire, dans l’arrêt du 10 octobre 2024, que « si le préjudice s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale, la victime doit prouver l’étendue de son entier préjudice (Com., 12 février 2020, no 17‑31.614) ». S’il n’est pas contesté que la victime doit prouver l’existence d’un préjudice, la démonstration de ce préjudice doit également être faite par les juges, ce que semble oublier la cour d’appel. En effet, la Cour de cassation, postérieurement à la jurisprudence précitée dans son arrêt, avait, dans une récente décision, censuré les juges du fond pour n’avoir pas eux‑mêmes caractérisé préjudice et le lien de causalité10. Or, ici, la cour ne fait qu’une vague allusion au préjudice présumé lorsqu’elle affirme que « le témoignage […], en ce qu’il met en cause la fiabilité économique de la société et la confiance des clients dans celle‑ci, est de nature à caractériser un discrédit jeté publiquement sur l’entreprise, dès lors que la parole, ne fût‑ce qu’auprès d’une seule personne, sert de vecteur à une communication publique ». De même, elle sous‑entend comme une évidence l’existence d’un préjudice subi par la société appelante qui a vu ses clients finalement conclure des contrats avec la société intimée à la suite des actes de dénigrement et de détournement de clientèle.
Enfin, pour statuer sur les demandes indemnitaires, la cour d’appel se contente d’affirmer qu’« il est parfaitement établi précédemment que le dénigrement et le détournement de clientèle imputables aux sociétés [intimées] ont privé les sociétés [appelantes] de la possibilité de conclure les contrats envisagés avec [leurs clients], de sorte que les appelantes sont bien fondées à solliciter indemnisation du préjudice commercial en résultant et correspondant à la perte de marge brute sur les opérations concernées, dont le montant n’est pas discuté ». Par ailleurs, elle identifie un préjudice moral en constatant que « le dénigrement et le détournement de clientèle opérés […] ont porté atteinte à la réputation des sociétés [appelantes] et à leur crédibilité auprès de leurs clients, de sorte que cette déloyauté leur a causé un préjudice moral qui sera justement réparé par l’octroi de la somme de 10 000 euros ».
En réalité, il est difficile de dire si le préjudice est présumé car l’arrêt ne mentionne aucune présomption, ou s’il est caractérisé par le résultat obtenu par le dénigrement et le détournement de clientèle, à savoir le fait que les clients de la société appelante ont finalement conclu des contrats avec la société intimée.
Le lien de causalité, dont la preuve est également exigée par la Cour de cassation, ne figure nulle part dans l’arrêt soumis au présent commentaire.
2.2. L’absence de preuve du lien de causalité
À travers le même arrêt du 6 avril 2022 précité, la Cour de cassation oblige les juges du fond à démontrer l’existence du lien de causalité entre les faits de concurrence déloyale et le préjudice causé11. Or, ici, la cour d’appel de Grenoble ne se plie pas à l’exercice, ce qui peut surprendre après qu’elle a pourtant rendu un précédent arrêt dans lequel elle avait identifié un lien de causalité dans la concomitance entre d’une part, les résiliations simultanées de contrats d’assurance en vue de rejoindre la société concurrente, et d’autre part la démission de la personne mise en cause12.
Revenant sur cette belle leçon de preuve, elle se contente d’affirmer qu’« il est parfaitement établi précédemment que le dénigrement et le détournement de clientèle […] ont privé les sociétés [appelantes] de la possibilité de conclure les contrats envisagés avec [leurs clients] ». Or, cette affirmation n’évoque en rien l’existence d’un lien de causalité. Pire, elle présume l’existence d’un préjudice sans le dire. Il aurait été souhaitable que la preuve du préjudice et la démonstration du lien de causalité aient fait l’objet de deux paragraphes distincts, à l’instar de que la cour avait fait dans son arrêt du 24 mars 2022.
