La prescription de l’action en responsabilité contre l’avocat… de l’adversaire !

DOI : 10.35562/bacage.1364

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. – N° 22/04116 – 31 mars 2025

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/04116

Date de la décision : 31 mars 2025

Résumé

Le délai de prescription de l’action en responsabilité contre l’avocat de l’adversaire, qui relève de l’article 2224 du Code civil, a commencé à courir à la date de la décision ayant fait grief au requérant.

On se souvient qu’à l’occasion de la réforme de la prescription intervenue en 2008, le législateur a entendu harmoniser la durée de différents délais de prescription, la réduisant à cinq ans pour toutes les actions personnelles, notamment lorsque celles‑ci étaient contractuelles. En contrepartie de la réduction de la durée du délai, son point de départ a été modifié puisque c’est désormais un point de départ dit « glissant » qui a été consacré. Le délai ne court en effet qu’à compter du moment auquel le créancier « a connu ou aurait dû connaître » les faits lui permettant d’exercer son droit. Une précédente livraison de la Revue avait été l’occasion de s’interroger sur la ventilation parfois incertaine entre l’une ou l’autre des situations1. La présente affaire est l’occasion de revenir sur la question du point de départ « glissant » ou « subjectif » dans l’hypothèse d’une action en responsabilité délictuelle. Celle‑ci était exercée en complément d’une procédure singulièrement fournie dans laquelle s’opposaient le preneur d’un bail à ferme et les nus‑propriétaires du bien loué qui avaient obtenu la nullité du bail sur le fondement de l’article 595 du Code civil puisqu’il avait été consenti sans leur accord. Non content de n’avoir pu échapper à la nullité du bail en dépit de ses deux pourvois en cassation, le preneur avait, par acte du 4 mars 2021, assigné en responsabilité un avocat, non pas celui qui l’avait représenté… mais celui qui avait défendu ses adversaires, reprochant à ce dernier des manquements déontologiques — un conflit d’intérêts et une déloyauté dans la conduite du procès. À l’occasion de cette nouvelle instance, l’irrecevabilité de cette action en responsabilité avait été soutenue par l’avocat mis en cause. Le juge de la mise en état a cependant considéré que l’action était recevable mais sa décision a été frappée d’appel. C’est à l’occasion de cet appel que la cour grenobloise a été amenée à rendre la décision examinée.

La question du délai de prescription se posait d’emblée dès lors que la première décision défavorable au preneur avait été rendue, presque dix ans plus tôt, par le tribunal paritaire des baux ruraux de Toulon, le 22 septembre 2011. Le délai quinquennal était naturellement applicable, cependant une demande d’aide juridictionnelle du requérant lui avait opportunément permis d’obtenir l’interruption du délai, presque cinq ans après la décision précitée, interruption à la suite de laquelle il avait assigné l’avocat adverse, presque cinq ans après sa décision d’admission au bénéfice de l’aide juridictionnelle. Pour admettre cette interruption du délai de prescription, encore fallait‑il établir que la demande d’aide juridictionnelle avait été faite avant l’expiration du délai. Mais encore fallait‑il savoir lequel !

Une première interrogation concernait en effet le texte déterminant le délai de prescription : article 2224 ou 2225 ? Dans les deux cas, le délai est quinquennal mais le point de départ n’est pas le même. On sait que l’article 2225 du Code civil prévoit une prescription spéciale pour l’action en responsabilité dirigée contre les personnes ayant représenté ou assisté les parties en justice, y compris en raison de la perte des pièces à elles confiées. Ce texte datant de la réforme de la prescription opérée en 2008 soumet ainsi à un délai unique de prescription, deux situations naguère distinguées, d’une part la responsabilité relative aux pièces confiées aux gens de justice (juges, avocats et huissiers) soumise à un délai de cinq ans2 et d’autre part l’action en responsabilité dirigée contre les personnes légalement habilitées à représenter ou assister les parties en justice, laquelle était soumise à un délai décennal3. Bien que destiné à unifier la question du délai de prescription en cas d’action contre un représentant en justice, l’article 2225 ne constitue pas l’unique fondement envisageable s’agissant du délai de prescription de l’action exercée contre un avocat. En effet, la lettre du texte, qui ne vise que les personnes en ayant représenté ou assisté d’autres en justice, ne pouvait par exemple s’appliquer au délai de prescription concernant les actions en responsabilité consécutives à la mission de conseil ou de rédaction d’acte des avocats. Ce point a d’ailleurs donné lieu à une question prioritaire de constitutionnalité qui, quoique jugée sérieuse par la Cour de cassation4 n’a donné lieu à aucune censure du texte sur le terrain du principe d’égalité5. En dehors des situations visées par l’article 2225, le délai de prescription de l’action en responsabilité dirigée contre un avocat peut donc parfaitement relever du délai quinquennal de droit commun de l’article 2224. C’était le cas en l’espèce où l’avocat poursuivi n’avait ni assisté ni représenté la partie adverse.

Il fallait donc s’en tenir à l’article 2224 et caractériser la date à laquelle le requérant avait eu connaissance des faits à l’origine de son action dirigée contre l’avocat de la partie adverse. La cour d’appel a rappelé que la connaissance des faits impliquait pour le titulaire d’avoir connaissance « de la faute commise, de l’identité du responsable et du dommage qui en est résulté ». Elle a ensuite considéré que cette date était celle de « la réalisation concrète du dommage » qu’elle a fixée au jour de la décision de première instance ayant prononcé la nullité du bail rural au détriment du requérant, soit le 22 septembre 2011. La cour d’appel écarte ainsi les dates proposées par les appelants, à savoir la date de l’enregistrement de la requête en annulation (en janvier 2010) ou la date du dépôt des conclusions de l’avocat poursuivi en responsabilité (mars 2011). En l’espèce, où le requérant prétextait un conflit d’intérêts et une déloyauté dans la conduite du procès, on peut donc supposer que les manquements allégués lui étaient connus avant même que la décision ne soit rendue mais qu’il avait fallu attendre cette dernière pour avoir la certitude que ces manquements lui préjudiciaient. Cependant, faute de précisions factuelles supplémentaires quant à la matérialité des griefs allégués, il est difficile de se prononcer plus avant.

Il faut simplement rappeler que le principe du point de départ « subjectif » devrait conduire à s’intéresser avant tout à l’état d’esprit de celui auquel on oppose la prescription6. Il nous semble que le plus souvent, les manquements allégués ne seront découverts qu’après le rendu de la décision défavorable. Il faut donc se garder de traiter la date de la décision défavorable comme le point de départ « objectif » du délai de prescription de l’action en responsabilité dirigée contre l’avocat de la partie adverse. En l’espèce, la correspondance est purement contingente.

Cette mise en garde est d’autant plus nécessaire que l’on pourrait aussi contester qu’une telle décision suffise à concrétiser le préjudice subi par l’une des parties du fait des agissements de l’avocat de son adversaire. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que dans le cadre de l’action en responsabilité dirigée par une partie contre l’avocat l’ayant représentée dans une instance donnée7, le point de départ (objectif) du délai est fixé à l’expiration du délai de recours contre la décision ayant terminé l’instance pour laquelle l’avocat avait reçu mandat8. Avant l’expiration du délai de recours, la décision est en effet susceptible d’être remise en cause, et de fait, en cas de réformation de la décision de première instance, le préjudice allégué peut tout à fait se révéler rétrospectivement inexistant. En l’espèce, la précision n’aurait rien changé à la solution puisque l’action n’était pas prescrite. Reculer son point de départ n’aurait donc eu aucune incidence concrète sur la solution du litige.

Sur le plan des principes en revanche, un point de départ « objectif » comme celui que prévoit l’article 2225 évite de maintenir trop longtemps l’avocat ayant représenté une partie dans l’incertitude quant à une éventuelle action en responsabilité à son encontre : cinq ans après l’expiration du délai de recours consécutif à la décision ayant mis fin à l’instance, le risque d’une telle action a cessé. En admettant un point de départ subjectif, ce qui est donc le cas lorsque l’action est exercée par la partie adverse, on permet à celle‑ci d’agir contre un avocat du fait d’une instance dans laquelle le propre client de l’avocat ne le pourrait plus. Nous avouons ignorer si cette différence de traitement due à la lettre des textes est — en opportunité — pleinement justifiée. Le maintien de l’incertitude quant à une éventuelle action en responsabilité a peut‑être une incidence quant à la mise en œuvre de l’assurance de responsabilité de l’avocat concerné. D’un autre côté, la partie adverse peut ne découvrir d’éventuelles manœuvres de l’avocat adverse que de façon très tardive, à un moment d’ailleurs où elle ne pourrait même plus agir en responsabilité contre son propre conseil pour ne pas l’avoir prémunie, au titre de l’assistance qu’il a fournie, contre les comportements contestés. Ce type d’action semble quoiqu’il en soit assez peu fréquent mais la différence de traitement entre les deux situations demeure toutefois, en l’état de la lettre des textes concernés, inévitable.

Notes

1 Voir nos observations, « La détermination du point de départ du délai quinquennal de prescription de l’article 2224 du Code civil », BACAGe, no 2, 2024, DOI : 10.35562/bacage.738. Retour au texte

2 Ancien article 2276 du Code civil : « Les juges ainsi que les personnes qui ont représenté ou assisté les parties sont déchargés des pièces cinq ans après le jugement ou la cessation de leur concours. […] » Retour au texte

3 Ancien article 2277‑1 du Code civil : « L’action dirigée contre les personnes légalement habilitées à représenter ou à assister les parties en justice à raison de la responsabilité qu’elles encourent de ce fait se prescrit par dix ans à compter de la fin de leur mission. » Retour au texte

4 Cass. civ. 1re, 28 juin 2023, pourvoi no 23‑13689. Sur cette décision, voir notamment les observations de S. Hocquet‑Berg, Resp. civ. et ass., 2023, comm. 239. Retour au texte

5 Cons. const., 28 septembre 2023, QPC no 2023‑1061, Mme Cindy B. Retour au texte

6 Il a d’ailleurs été récemment jugé que la charge de la preuve du point de départ du délai de prescription incombe à celui qui se prévaut de cette fin de non‑recevoir : Cass. com., 24 janvier 2024, pourvoi no 22‑10492, Bull. Retour au texte

7 Une telle action relève de l’article 2225 du Code civil. Retour au texte

8 Voir sur ce point, Cass. civ. 1re, 18 décembre 2024, pourvoi no 23‑13689. Cette décision est rendue dans l’affaire précitée ayant donné lieu la question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article 2225 du Code civil. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sébastien Milleville, « La prescription de l’action en responsabilité contre l’avocat… de l’adversaire ! », BACAGe [En ligne], 05 | 2025, mis en ligne le , consulté le 19 décembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1364

Auteur

Sébastien Milleville

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
sebastien.milleville[at]univ-grenoble-alpes.fr

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