Aussi radicale dans ses conséquences qu’exceptionnelle dans sa constatation, la théorie de l’apparence appartient à cette catégorie des mécanismes simplement correctifs, qui, comme l’enrichissement injustifié, ne jouent que de façon marginale. Pour l’enrichissement injustifié, naguère « sans cause », c’est sa subsidiarité qui restreint la possibilité de l’invoquer. S’agissant de la théorie de la propriété apparente, ce sont ses conditions de mise en œuvre rigoureuses. Il faut dire que retenue trop aisément, la théorie de la propriété apparente reviendrait à réduire à néant un principe aussi fondamental que « nemo dat quod non habet1 ». Résumée sommairement, la théorie de l’apparence conduit à reconnaître une certaine efficacité à un acte juridique conclu par celui qui n’est qu’un propriétaire apparent. Or, faute d’être conclu par le « vrai » propriétaire, l’acte en cause, une vente, un bail, un démembrement, porte sur la chose d’autrui : il devrait donc être irrémédiablement nul. La théorie de la propriété apparente permet néanmoins de reconnaître des droits au bénéficiaire d’un tel acte.
Mais par quel miracle l’acte juridique conclu par celui qui n’est qu’un propriétaire apparent pourrait‑il produire quelque effet ? Cela ne se produira que si le co‑contractant du propriétaire apparent a contracté sous l’empire d’une erreur commune et invincible2. On résume d’ailleurs souvent la propriété apparente à un adage latin qui fait la part belle à cette erreur : « Error communis facit ius3 ». L’erreur était si inévitable qu’elle en devient la source du droit de celui qui l’a commise. En matière de propriété apparente, cette erreur créatrice de droit permet encore de délimiter le champ d’application de la théorie aux seules situations où elle s’avère la plus nécessaire. L’erreur doit être commune et invincible, inévitable si l’on veut. Les situations où l’on rencontre une telle erreur ne peuvent être que marginales. Les décisions relatives à la théorie de la propriété apparente sont donc rares. D’ailleurs, si elle est parfois invoquée, elle est le plus souvent rejetée, faute pour celui qui s’en prévaut de rapporter la preuve de l’erreur commune et invincible qui justifierait de tenir compte de l’acte juridique qu’il a conclu avec celui qui n’était pas le « vrai propriétaire ».
Dans la présente affaire, lors d’une vente immobilière, un terrain avec une piscine avait été acquis en 2018. À la suite de cette acquisition, les acquéreurs avaient entendu clore leur fonds et à cette occasion le géomètre mandaté leur avait révélé que la piscine empiétait sur la parcelle voisine, laquelle appartenait à la sœur du vendeur, avec laquelle ce dernier était brouillé depuis de nombreuses années. Sitôt l’empiétement révélé, la propriétaire de la parcelle empiétée avait demandé la destruction de l’ouvrage illicite tandis que les acquéreurs sollicitaient non pas la nullité de la vente mais une indemnisation du fait de la réticence dolosive du vendeur et ce, afin de reconstruire la piscine dans les limites de leur terrain. Les premiers juges avaient fait droit à ces demandes, condamnant notamment le vendeur à remettre en état la parcelle empiétée et à indemniser les acquéreurs. Le vendeur a alors interjeté appel, estimant que les conditions pour faire valoir la théorie de l’apparence étaient réunies, du fait notamment de son ignorance quant à l’implantation illicite de la piscine.
La cour d’appel dauphinoise a écarté cette argumentation au moyen d’une motivation serrée dans laquelle elle fait litière de toute erreur commune. La cour rappelle l’absence de clôture et de délimitation entre les deux parcelles ce qui était de nature à faire douter de l’identité du propriétaire. Elle relève alors l’absence de diligence particulière du vendeur pour s’enquérir de la réalité de son droit sur la partie du terrain sur laquelle il projetait d’édifier sa piscine alors même qu’un document d’arpentage qui ne lui était pas inconnu matérialisait la limite entre les parcelles. Or, le vendeur avait eu connaissance de ce document à l’occasion de la donation‑partage lui ayant attribué sa parcelle et la parcelle voisine à sa sœur. Elle relève en outre que le vendeur n’avait jamais sollicité le bornage de la parcelle. En somme si l’on comprend bien, si le vendeur ne savait pas où se situait la limite entre les deux parcelles, il n’avait rien fait pour le savoir. Un tel comportement ne pouvait évidemment pas trouver grâce sur le terrain de l’erreur qui si elle était commune n’en était pas pour autant invincible. L’erreur, pour reprendre une terminologie habituelle en matière contractuelle, suppose une distorsion entre la croyance et la réalité. En l’espèce, à suivre la cour, le vendeur ne pouvait faire état d’aucune croyance puisqu’il n’avait fait aucune recherche ni réalisé aucune diligence en vue de savoir où se situait la limite entre les deux parcelles. Celle‑ci restait douteuse et le doute, comme en matière contractuelle, chasse l’erreur.
La solution aurait‑elle été différente si le tracé du document d’arpentage s’était révélé matériellement faux ou si les diligences du vendeur l’avaient conduit à construire sa piscine en étant sûr qu’il intervenait sur sa propre parcelle ? Assurément non. En effet, le vendeur n’était nullement en situation de revendiquer le bénéfice de la théorie de la propriété apparente pour la simple et bonne raison qu’il était lui‑même le propriétaire apparent. Or, la théorie de la propriété apparente est une théorie destinée à protéger celui qui contracte avec le propriétaire apparent, elle ne protège aucunement le propriétaire apparent. Initialement la théorie de la propriété apparente a été admise pour protéger le co‑contractant d’un héritier apparent, alors même que le droit de ce dernier se voit résolu du fait de la découverte d’un testament par exemple. C’est d’ailleurs la sécurité des transactions qui justifie la règle4 et son extension à la situation du propriétaire apparent. Ce n’est surtout pas une considération particulière pour le propriétaire apparent.
D’ailleurs dans les rapports de ce dernier avec le propriétaire véritable, la théorie de la propriété apparente n’a qu’une incidence limitée. Ainsi, puisque le co‑contractant du propriétaire apparent conserve la chose entre ses mains, le propriétaire apparent sera simplement tenu de restituer par équivalent la chose aliénée au véritable propriétaire5. À vrai dire, si le propriétaire apparent veut tirer parti de l’apparence ce n’est pas sur le terrain de la théorie de la propriété apparente qu’il doit se placer mais sur celui de l’usucapion, si toutefois les conditions en sont réunies. En matière immobilière, pour résister à la demande en restitution du véritable propriétaire, il lui faudra donc rapporter la preuve d’une possession trentenaire6. En l’espèce, la décision ne permet pas de savoir si la piscine litigieuse avait été creusée il y a plus de 30 ans mais on peut conjecturer que si le vendeur a placé — vainement comme on l’a vu — les débats sur le terrain de la propriété apparente, c’est probablement que le délai écoulé depuis l’édification de la piscine n’était pas suffisant pour une usucapion trentenaire.
En effet, la théorie de l’apparence n’est, elle, soumise à aucune condition de délai. Elle constitue un mode originaire d’acquisition de la propriété7 qui joue par l’effet de la loi, dès l’instant où le co‑contractant d’un propriétaire apparent a commis une erreur commune et invincible, à la condition naturellement qu’il soit de bonne foi et qu’il ignore l’absence de droit du propriétaire apparent. En somme, par la théorie de l’apparence, un acte juridique nul, insusceptible de transmettre le moindre droit faute de qualité du propriétaire apparent se trouve doté d’un effet créateur de droit par la loi elle‑même8. En l’espèce, l’acquisition du terrain et de sa piscine litigieuse avait eu lieu en 2018, le caractère récent de l’acquisition faisait donc obstacle au jeu de l’usucapion immobilière au bénéfice des acquéreurs. En revanche, ils étaient, eux, en situation de se prévaloir de la théorie de la propriété apparente. Pour des raisons que l’on ignore, les premiers juges les ont privés du bénéfice de cette théorie et ils se sont abstenus de critiquer la décision de première instance sur ce point. On n’en saura donc pas davantage dans l’arrêt d’appel.
Mais rien n’interdit de se demander si la théorie de l’apparence était à même d’éviter la destruction de l’ouvrage empiétant sur le terrain d’autrui. La question présente un certain intérêt pratique dans la mesure où, persistant dans une défense rigoriste de la propriété, la Cour de cassation censure impitoyablement toutes les tentatives des juridictions du fond d’éviter la destruction des constructions empiétant sur le terrain d’autrui. Or, dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, l’auteur de l’empiétement a vendu sa parcelle et la construction litigieuse qui réalise l’empiétement, les acquéreurs peuvent‑ils bénéficier de la théorie de la propriété apparente pour éviter la destruction de la partie de la construction réalisant l’empiétement ? La théorie de la propriété apparente présente un double intérêt. D’une part, comme on l’a déjà dit, elle n’est soumise à aucune condition de délai. D’autre part, elle ne nécessite aucunement que la personne qui l’invoque exerce une authentique possession sur l’objet concerné, ce qui simplifie la discussion en matière d’empiétement. La théorie de la propriété apparente suppose seulement la bonne foi et l’erreur commune et invincible de celui qui l’invoque.
L’application de cette théorie à une vente concernant une construction empiétant pour partie sur une parcelle voisine conduirait cependant à ne la faire jouer que pour une partie seulement de la chose vendue : la surface de la parcelle voisine sur laquelle empiète la construction. En effet, si l’on en revient aux circonstances de l’espèce, le vendeur était parfaitement apte à vendre sa propre parcelle mais il était dépourvu de droit pour vendre la surface de la parcelle voisine sur laquelle empiétait sa piscine. C’est donc à la seule emprise de la piscine qu’il conviendrait d’appliquer la théorie de l’apparence. Cela est‑il possible ? Rien n’est moins sûr.
Relevons déjà que cette application partielle de la théorie est inhabituelle car le plus souvent elle sert à conférer des effets à un acte juridique qui n’en a absolument aucun. Mais ce n’est pas tout. On pourrait en effet objecter à cette application partielle que l’argument de la sécurité des transactions, lequel justifie la théorie de la propriété apparente, ne porte plus guère en présence d’un acte dont l’illicéité est réduite à l’emprise, forcément restreinte, de l’empiétement. En outre, il n’est pas certain que consolider un empiétement corresponde aux effets ordinaires de la théorie de la propriété apparente. Si l’on prend l’exemple d’une aliénation réalisée par le propriétaire apparent, l’application de la théorie de la propriété apparente conduit à conférer un authentique effet créateur de droit à l’apparence par l’intermédiaire de cet acte juridique dès lors que l’acquéreur a, de bonne foi, contracté sous l’empire d’une erreur commune et invincible9. Mais la théorie peut aussi permettre de reconnaître un effet créateur pour un acte constitutif d’une servitude d’adduction d’eau10, une constitution d’hypothèque11 ou encore un bail12. Dans tous ces exemples, l’acte juridique a beau être nul, il est la mesure de l’effet créateur de droit de l’apparence. Peut‑on transposer ce raisonnement lorsque l’apparence est mobilisée au soutien d’une vente comprenant une construction réalisant un empiétement sur le terrain d’autrui ? Il nous semble que l’admettre reviendrait à considérer que la vente opérée vaut délimitation de la parcelle vendue dans laquelle l’emprise de l’empiétement serait incluse. Cela reviendrait à reconnaître à la vente un effet constitutif quant à la délimitation de la parcelle vendue comme s’il revenait à une vente d’établir les frontières de la parcelle vendue. Or si l’on peut reconnaître un effet constitutif à une vente, du fait de l’apparence, c’est un effet constitutif du droit de propriété en lui‑même. En revanche, la délimitation de l’assiette du droit de propriété, la question des frontières de la parcelle donc, demeure subordonnée à la réalisation d’un bornage. En l’espèce, faute de bornage préalable, la délimitation de l’assiette de la parcelle demeurait incertaine et il nous semble que la vente ne pouvait seule remédier à cette incertitude. Il serait surprenant que la théorie de la propriété apparente puisse conférer à une vente un effet qu’elle n’aurait de toute façon jamais pu avoir. Cette théorie permet de créer un droit inexistant, elle n’est pas le moyen de rendre certain ce qui ne l’est pas. Il nous semble donc qu’à défaut d’un bornage préalable, la vente d’une construction réalisant un empiétement ne devrait pas pouvoir consolider le droit de l’acquéreur sur l’emprise de l’empiétement. Si au contraire un bornage a été effectué avant la vente, la théorie de la propriété apparente pourrait éventuellement produire son effet créateur d’un droit inexistant mais l’on pourra alors contester l’existence d’une erreur commune voire la bonne foi de l’acquéreur. Entre l’empiétement et la théorie de la propriété apparente, les relations paraissent donc bien incertaines…
