Une précédente livraison de la revue avait été l’occasion d’envisager les difficultés de qualification de l’obligation d’entretien incombant à une commune qui avait été reconnue propriétaire d’une source2. Dans la présente affaire, il était encore question de l’appropriation d’une source par une commune mais cette fois‑ci ce sont les modalités de cette appropriation qui étaient discutées. En l’espèce, un litige opposait une commune et le propriétaire d’une parcelle boisée, acquise en 1991, sur laquelle jaillissait une source qui faisait l’objet d’un captage communal ancien (depuis 1936), permettant d’alimenter en eau potable les habitants du village. Le propriétaire de la parcelle entendait se faire reconnaître la propriété de cette source mais les premiers juges avaient considéré que celle‑ci était la propriété de la commune. Saisie par le propriétaire de la parcelle, la cour d’appel a considéré que la commune ne disposait pas du titre de propriété adéquat. En revanche, la cour a considéré que la commune pouvait se prévaloir de l’usucapion de la source du fait de la réalisation de travaux de captation et d’ouvrages en lien avec l’exploitation de cette source, et ce depuis 1936. L’écoulement complet du délai de prescription trentenaire ne faisait donc aucun doute. On peut même considérer que du fait du caractère rétroactif de l’usucapion, la commune était devenue propriétaire dès 1966, avant même que la parcelle ne soit acquise par la personne qui entendait revendiquer la propriété de la source. L’affaire ne serait ainsi qu’une banale affaire de prescription acquisitive. L’objet de la prescription, une source, mérite cependant que l’on s’y attarde quelque peu.
La décision est en effet stimulante à plusieurs titres. Ainsi l’acquisition par usucapion de la source conforte l’idée que celle‑ci est un objet « ordinaire » d’une propriété « ordinaire ». En effet, la prescription acquisitive de la propriété suppose la possession et celle‑ci se définit ordinairement comme l’exercice de fait des prérogatives que confère habituellement un droit réel — un droit sur une chose. En l’espèce, la source est la chose acquise et la propriété est le droit réel acquis. Se comportant factuellement comme propriétaire de la source, la commune le serait juridiquement devenue au bout de 30 ans. Le caractère ordinaire de la propriété acquise tient cependant plus de l’apparence tenace que de la démonstration solide.
On se souvient que Planiol estimait que la propriété des eaux courant dans le sous‑sol ne se justifiait pas plus que celle des eaux courant en surface3. Dans sa version de 1804, le Code civil, à l’article 641 précisait d’ailleurs que « celui qui a une source sur son fonds peut en user à sa volonté » sauf les droits acquis par d’autres, en aval. La référence au seul usage persiste aujourd’hui à l’article 642 après la réécriture des textes opérés par la loi du 8 avril 1898. Il est même précisé que cet usage s’exerce « dans les limites et pour les besoins de son héritage » ce qui trancherait singulièrement avec la formule excessive de l’article 544 et son droit « le plus absolu ». L’argument textuel a cependant ses limites s’agissant de l’article 642 puisque la périphrase relative aux besoins de l’héritage serait le fruit d’un accident rédactionnel survenu lors de l’adoption du texte. En effet, la discussion parlementaire relative au texte de 1898 avait conduit à supprimer une partie de ce dernier, précisément la partie à laquelle se rapportait la périphrase en question, et ce, afin justement de consacrer une authentique propriété absolue sur les sources4 ! Cette périphrase ne devrait donc pas avoir de fonction restrictive des pouvoirs du propriétaire de la source. À cela on pourrait objecter que l’intention des parlementaires de la fin du xixe siècle ne devrait pas pouvoir lier le juge d’aujourd’hui. L’intention du législateur n’est apte à lier quiconque que pour autant qu’elle s’est incarnée dans un texte régulièrement publié : une loi. Mais on serait en revanche plus en peine de contester l’existence d’un droit de propriété sur les sources au vu de l’alinéa 2 de l’article 642 qui mentionne le « propriétaire » d’une source. La voie textuelle serait donc close et la cause entendue : la propriété d’une source est une propriété « ordinaire ».
Reste à savoir si la source est un objet « ordinaire » de propriété. Et là, le doute est encore permis. Relevons déjà que si tout un chacun peut facilement décrire ce qu’évoque pour lui le mot « source », définir juridiquement ce qu’est la chose que l’on peut s’approprier est moins évident. Si on appelle source l’eau qui sort de terre, la propriété d’une source peut s’entendre soit de l’eau qui sourd, soit du lieu où elle sourd. A priori, la source se distingue du lieu de la source. En effet, dans l’espèce commentée, le propriétaire de la source, une commune, n’était pas propriétaire de la parcelle et cette hypothèse n’a rien d’exceptionnel. Autrement dit, la source était davantage l’eau qui sourd que le lieu d’où elle sourd.
Ainsi dans notre espèce, la commune se voyait donc propriétaire de cette eau « fluente », selon la terminologie en vigueur. À sa source, cette eau est en principe sujette à des écoulements « orographiques » : si elle n’est pas captée, elle s’écoule vers le bas. Comment s’exerce alors l’usucapion de cette eau ? De façon très prosaïque, la commune a probablement fait maçonner un ouvrage en béton au sein duquel l’eau est captée, peut‑être filtrée ou traitée, mais en tout cas canalisée vers le réseau de distribution d’eau potable. Vu sous cet angle, le captage de l’eau — l’acte matériel de possession — s’apparente à une opération de prélèvement de la ressource : au fur et à mesure de son surgissement du sol, l’eau est appropriée par la commune, et ce depuis 30 ans. Une question se pose cependant : à cantonner l’appropriation à l’eau prélevée, est‑on encore dans la logique d’une appropriation immobilière ?
En captant l’eau de la source, la commune semble plutôt se comporter comme si elle devenait propriétaire d’une certaine quantité d’eau qui se renouvelle continuellement du fait du débit de la source. Mais alors c’est davantage une chose mobilière — une chose de genre distincte du sol — que la commune s’approprie. Pourtant, dans l’espèce commentée, la cour d’appel applique sans ciller l’article 2272 qui détermine le délai de la prescription acquisitive en matière immobilière. Bien que le délai de 30 ans puisse valoir aussi pour l’usucapion mobilière exercée de mauvaise foi, ici la source a été appréhendée comme un immeuble. Cette question de la qualification ne semble pas vraiment abordée de façon frontale par les auteurs mais la plupart des ouvrages mentionne une ancienne décision de la cour de céans ayant admis l’hypothèque d’une source5, et donc son caractère immobilier. Mais pour que la source soit un immeuble, il faut y voir autre chose que l’eau prélevée.
Se pourrait‑il que l’on entende la source à la manière d’un cours d’eau souterrain qui serait capté en un point donné mais dont la commune serait la propriétaire tout au long de son écoulement souterrain en amont ? La proposition aurait l’intérêt de maintenir la nature immobilière de la source mais elle se concilierait imparfaitement avec les droits des propriétaires des parcelles situées en amont : leur droit s’étend au sous‑sol et donc à la veine d’eau qui mènera ensuite à la source. Ceux‑ci pourraient parfaitement réaliser forage et captage à même de tarir la source située en aval6. L’article 643 du Code civil prévoit bien que le propriétaire d’une source ne peut en user au préjudice des propriétaires des fonds inférieurs qui ont fait, depuis plus de 30 ans, des ouvrages apparents et permanents destinés à utiliser les eaux mais cette disposition précise que les ouvrages en question doivent être réalisés sur le fonds où jaillit la source. Elle est par conséquent inapplicable à la situation dans laquelle, en amont de la parcelle où est déjà exploitée une source, un propriétaire se décide à exploiter lui‑même la veine d’eau qui, à l’aval conduit à la source.
Il faudrait donc considérer que ce cours d’eau souterrain s’arrête aux frontières de la parcelle au sein de laquelle il est capté car il appartient alors aux propriétaires des parcelles voisines qu’il traverse. Cela n’est guère tenable. Et puis quand bien même on défendrait la nécessité d’assimiler la source à un cours d’eau souterrain, la proposition achoppe sur un point essentiel : le trajet souterrain des sources n’est la plupart du temps pas référencé. Sous doute certains drains naturels et souterrains sont‑ils connus, d’autres identifiables à partir des cartes géologiques, mais pour l’essentiel ces cours d’eau souterrains nous demeurent largement inconnus. La source n’est donc pas plus l’eau qui jaillit que le cheminement souterrain qui la pousse à jaillir.
On revient donc à notre point de départ, si la source n’est pas l’eau qui sourd, elle ne peut être que le lieu d’où elle sourd… L’opinion n’est pas nouvelle7. Or, comme on l’a déjà dit, la propriété de la source n’est pas celle du lieu duquel elle jaillit. Preuve en est que la source peut être vendue indépendamment du fonds et en l’espèce, si une source est acquise par usucapion, rien n’est dit justement quant à la propriété de la parcelle de laquelle l’eau sourd. Pourtant, cette idée d’une emprise spatiale de la source gagnerait à être développée. Dans l’espèce commentée, s’agissant de l’usucapion de la source, une telle analyse présenterait l’avantage de doter d’un statut juridique clair l’ouvrage de captage : son emprise au sol serait la propriété de la commune et il lui appartiendrait donc en propre. En revanche, si l’on distingue la source de l’emprise de l’ouvrage de captage, on pourrait tout à fait soutenir que l’ouvrage en lui‑même appartient par accession au propriétaire du sol8…
Mais alors, suffit‑il d’assimiler la propriété de la source à celle de son emprise spatiale pour résoudre toutes les difficultés ? Malheureusement non. Comme on l’a vu plus haut, rien n’interdit au propriétaire d’un fonds situé en amont d’affouiller le sol au point d’assécher une source située en aval. Cela est d’autant plus vrai si la source est réduite à une emprise immobilière. Comment dès lors concilier le droit de prélèvement du propriétaire du sol en amont, avec celui du propriétaire de la source et ceux de tous les autres « riverains » de la source ? Une possibilité serait sans doute de traiter l’eau des sources de la même manière que celle des cours d’eau non domaniaux qui courent en surface9. Chose commune, cette eau courante appartient à tous. Il existe bien un droit de prélèvement des « riverains » — l’article 644 le prévoit — et en cas de contestation, en vertu de l’article 645, il revient au juge d’arbitrer entre les différents intérêts en cause. En l’espèce, la question d’un conflit entre les différents usages apparaissait en filigrane puisque la revendication individuelle du propriétaire de la parcelle heurtait de front la destination de la source : l’eau prélevée était destinée au réseau d’eau potable de la commune. La reconnaissance de la propriété communale a permis la préservation des droits des habitants mais si le délai trentenaire n’avait pas été écoulé, aurait‑il fallu juger que les habitants du village devaient se faire facturer leur consommation d’eau par leur voisin du haut ?
