Mécanique quantique de la compétence territoriale du juge saisi par l’URSSAF pour la condamnation solidaire du dirigeant d’une société inexistante

DOI : 10.35562/bacage.1370

Décision de justice

CA Grenoble, ch. commerciale – N° 24/03942 – 03 avril 2025

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 24/03942

Date de la décision : 03 avril 2025

Résumé

À l’instar de ce qui a été jugé par la Cour de cassation sur le fondement de l’article L 267 du livre des procédures fiscales, la cour d’appel de Grenoble juge que la radiation d’une société ayant fait l’objet d’une verbalisation pour travail dissimulé ne saurait empêcher la compétence territoriale du président du tribunal judiciaire du ressort du siège social de la société, dans le cadre de l’action aux fins de condamnation solidaire du dirigeant de celle‑ci, qui prend la forme d’une procédure accélérée au fond, responsable de manœuvres frauduleuses ou de l’inobservation grave et répétée des obligations sociales ayant rendu impossible le recouvrement des cotisations fondée sur l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale.

Plan

Le chat de Schrödinger, enfermé dans une boîte opaque avec un noyau radioactif, est à la fois vivant et mort tant que personne n’ouvre la boîte. De la même manière, une société placée dans la boîte judiciaire avec un noyau de liquidation judiciaire — non encore répertorié dans la nomenclature chimique — est à la fois vivante et morte. Le juge qui ouvre la boîte découvre que la société est morte et devra en tirer des conséquences.

En l’espèce, une société est assignée en procédure collective à la suite d’un contrôle de l’URSSAF ayant permis de dresser un procès‑verbal de travail dissimulé. Le montant du redressement adressé par l’URSSAF à la société était de 1 563 892 euros. Faute d’actifs suffisants, la clôture de la liquidation judiciaire a été prononcée avec radiation de la société. L’URSSAF a alors assigné le dirigeant de la société près le président du tribunal judiciaire de Valence aux fins de condamnation solidaire sur le fondement de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale. Cette action a pour but la condamnation solidaire du dirigeant de la société responsable de manœuvres frauduleuses ou de l’inobservation grave et répétée des obligations sociales qui ont rendu impossible le recouvrement des cotisations. Cet article prévoit la compétence spéciale du président du tribunal judiciaire du lieu du siège social de la société.

Le défendeur conteste la compétence territoriale du juge. Selon lui, la société n’ayant plus d’existence dans le ressort du tribunal judiciaire de Valence, la cause d’attraction de la compétence territoriale spéciale de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale n’existe plus. Le président du tribunal judiciaire de Valence suit le raisonnement du dirigeant et décline sa compétence au profit du juge des référés du ressort du lieu de domicile du défendeur.

L’URSSAF interjette appel de la décision et soutient l’application de la compétence territoriale de l’article L. 243‑3‑2 tandis que le dirigeant maintient le défaut de la cause d’attraction de la compétence territoriale. La cour d’appel de Grenoble a ainsi été conduite à répondre à la question suivante : la radiation d’une société empêche‑t‑elle l’application de la compétence territoriale du président du tribunal judiciaire du lieu du siège social de la société pour juger de la condamnation solidaire du dirigeant ? La réponse est négative : la radiation de la société n'a aucune incidence selon la cour puisqu’elle n’est pas concernée par l’instance et que l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale ne prévoit aucune alternative concernant le siège de la juridiction saisie.

1. Le paradoxe de Schrödinger : la concurrence des possibilités

Specialia generalibus derogant. Avant de trancher un litige, le juge est confronté à des argumentaires qui s’opposent et lui offrent plusieurs possibilités de jugement. Dans l’affaire étudiée, l’argument de l’URSSAF consiste en une interprétation littérale de l’article L. 243‑3‑2. Cela s’explique par le recours à l’adage specialia generalibus derogant. En effet, la règle selon laquelle le spécial déroge au général « commande une interprétation restrictive » de la disposition1. Dès lors, le principe général de la compétence du juge du ressort du domicile du défendeur2 s’applique si aucune disposition spéciale ne trouve à s’appliquer3.

Selon l’appelant, il s’agit d’ailleurs d’une compétence exclusive. Les compétences exclusives ont un caractère d’ordre public4 en raison du but qu’elles servent. Au cas d’espèce, l’appelant rappelle que la compétence territoriale prévue par l’article L. 243‑3‑2 est calquée sur la compétence territoriale des URSSAF afin de faciliter la mise en œuvre de l’action prévue par le Code de la sécurité sociale. Au‑delà de l’objectif poursuivi, l’adage « ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus » suppose que là où la loi ne distingue pas, l’interprète ne doit pas distinguer. Cette règle constitue une limite à l’interprétation de la loi par les juges5. La distinction pourrait déformer le sens explicite de la disposition interprétée6.

La lettre de l’article L. 243‑3‑2 ne suppose aucune alternative à la compétence du président du tribunal judiciaire du ressort du siège social de la société à la différence des dispositions du Code de procédure civile. L’article 46, par exemple, énonce explicitement que le demandeur dispose d’un choix en matière contractuelle, délictuelle, mixte, et en matière d'aliments ou de contribution aux charges du mariage. L’URSSAF reprend, à cet égard, une décision de la Cour de cassation qui, pour une action similaire en matière fiscale, juge qu’en l’absence d’alternative prévue par le texte, l’inexistence de la société n’a pas d’incidence sur la compétence du juge7.

Disparition du motif d’attraction de la règle spéciale. Les arguments de l’appelant viennent en réponse de l’argumentaire assez original du dirigeant assigné. Il soutient que « la partie demanderesse ne peut revendiquer les dispositions spéciales alléguées alors que la société qui seule justifie cette attraction de compétence n’existe plus ». S’il reconnaît que l’efficacité d’une procédure peut tenir à la proximité d’une juridiction, à sa connaissance de l’activité de la société et de ses dettes, il estime que l’inexistence de la société annihile cette efficacité. Bien que l’argument soit audacieux, il se saurait tenir, d’une part, face à l’arbitraire des règles de compétence. Le législateur est libre de tracer l’organisation judiciaire à sa manière8 ; la répartition des compétences est « purement fonctionnelle et répond à des raisons de commodité9 ». D’autre part, l’esprit de la loi repose justement sur la problématique de la radiation des sociétés.

L’article L. 243‑3‑2 a été introduit par la loi n2011‑1906 du 21 décembre 2011 dans le but de lutter contre la fraude fiscale tout en intégrant des garanties procédurales10. La responsabilité solidaire du donneur d’ordre de l’infraction de travail dissimulé vise à pallier l’impossibilité de recouvrement des sommes dues à l’URSSAF lorsque la procédure collective aboutit à une liquidation de la société11. La jurisprudence des juridictions du fond est d’ailleurs très empreinte de l’esprit de cette loi. Un dirigeant a été condamné solidairement de sa société pour avoir dissimulé à l’URSSAF qu’il avait mis fin son activité, de sorte que la radiation a empêché l’organisme de procéder au recouvrement des cotisations ou d’engager une procédure de liquidation judiciaire12. À l’inverse, la condamnation du dirigeant n’a pu être retenue car en l’absence de clôture de la procédure de liquidation judiciaire ou de certificat d'irrécouvrabilité, l’impossibilité de recouvrement n’est pas établie13. La radiation de la société est finalement le problème que la règle de compétence spéciale souhaite contourner : c’est sa raison d’être.

2. La boîte de Schrödinger ouverte : les observations du juge

Analogie(s). À la différence des parties, la cour d’appel de Grenoble ne s’attarde pas sur les questions métaphysiques de raison d’être de l’action. Elle élude la question par une analogie explicite. Elle commence par énoncer le contenu des dispositions de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale puis celle de l’article L. 267 du livre des procédures fiscales permettant au comptable public d’assigner devant le président du tribunal judiciaire du lieu du siège social, le dirigeant d’une société responsable des manœuvres frauduleuses ou de l'inobservation grave et répétée des obligations fiscales qui ont rendu impossible le recouvrement des impositions et des pénalités dues par la société.

La cour estime que les dispositions sont similaires ce qui rend parfaitement transposable la décision de la Cour de cassation citée par l’appelante. La Cour de cassation juge, en application de l’article L. 267 du livre des procédures fiscales, que l’existence ou l’inexistence de la société est indifférente dans la mesure où aucune compétence alternative n’est prévue14. La cour d’appel ajoute que la société n’est pas concernée par l’action engagée. L’analogie est légitime puisque le mécanisme de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale a été élaboré sur le modèle de l’article L. 267 du livre des procédures fiscales15.

L’efficacité des procédures. Le choix d’une compétence exclusive se justifie par la volonté de facilité l’instruction grâce à la centralisation des pièces16 mais également par la nécessité de centraliser les actions concurrentes. La similarité des mécanismes de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale et L. 267 du livre des procédures fiscales témoignent de l’intérêt de la centralisation de la compétence du président du tribunal judiciaire du ressort du siège social de la société. Le standard de bonne administration de la justice sert alors à justifier les dérogations à des règles de compétence17.

La bonne administration des services de la justice sous‑tend des impératifs d’efficacité et notamment de célérité. En l’espèce, le président du tribunal judiciaire de Valence avait décliné sa compétence et renvoyé l’affaire devant le juge des référés du ressort du domicile du défendeur. La cour d’appel, donnant droit à la prétention de l’appelante, infirme le jugement et juge qu’il s’agit d’une procédure accélérée au fond. La confusion relative à la forme de la procédure peut s’expliquer par la complexité de la compétence du président du tribunal judiciaire qui statut en tant que juridiction provisoire par des ordonnances de requête ou de référé18 et en tant que juridiction définitive.

Si la compétence du président pour statuer en qualité de juridiction saisie du principal se déduit la lettre de l’article L. 243‑3‑2 in fine, l’application d’une procédure accélérée au fond ne relève pas de l’évidence. En effet, la procédure accélérée au fond ne trouve à s’appliquer que lorsque la loi ou le règlement le prévoit19. À défaut, c’est la procédure de droit commun qui s’applique20. Or, l’article L. 243‑3‑2 ne fait aucune référence à la procédure accélérée au fond. C’est donc une interprétation souple des dispositions du Code de procédure civile et du Code de l’organisation judiciaire qui permet d’associer la compétence exclusive du président du tribunal judiciaire à la procédure accélérée au fond.

Avertissement. Aucun chat n’a été maltraité lors de la rédaction de cet article.

Notes

1 H. Roland, Lexique des expressions latines, 8e édition, LexisNexis, 2021. Retour au texte

2 CPC, art. 42. Retour au texte

3 D. Cholet, Droit et pratique de la procédure civile, 11e édition, Dalloz Action, 2024/2025, n241.05, p. 349. Retour au texte

4 A. Varnek et Y. Strickler, Procédure civile, 9e édition, Bruylant, 2020, n126, p. 91. Retour au texte

5 M. Fabre‑Magnan, chapitre IV, Les sources du droit. Introduction au droit (p. 32‑73), Presses universitaires de France, 2024. Retour au texte

6 H. Roland, Lexique des expressions latines, ouvr. cité. Retour au texte

7 Cass. com., 13 janvier 2021, n19‑14.749. Retour au texte

8 R. Bordeaux, Philosophie de la procédure civile : mémoire sur la réformation de la justice, Évreux, 1857, p. 122. Retour au texte

9 E. Jeuland, Droit processuel général, 5e édition, LGDJ Lextenso, 2022, n362, p. 545. Retour au texte

10 C. Willmann, « LFSS 2012 : un élargissement des instruments juridiques de lutte contre les fraudes, mais en ordre dispersé », Lexbase Social, février 2012, no 472. Retour au texte

11 Y. Daudigny, Sénat, Rapport, n74 (2011‑2012), tome VII, examen des articles, 2 novembre 2011, p. 296. Retour au texte

12 Cour d’appel, Paris, pôle 6, chambre 13, 17 novembre 2023, n20/04994. Retour au texte

13 Cour d’appel, Aix‑en‑Provence, 1re et 2e chambres réunies, 2 juillet 2020, n19/14651 ; cour d’appel, Aix‑en‑Provence, 1re et 2e chambres réunies, 12 décembre 2019, n18/18310. Retour au texte

14 Cass. com., 13 janvier 2021, n19‑14.749. Retour au texte

15 Y. Daudigny, Sénat, Rapport, n74 (2011-2012), tome VII, examen des articles, 2 novembre 2011, p. 296. Retour au texte

16 P. Callé, Compétence : règles générales de détermination de la compétence – Énoncé des règles de compétence, Répertoire de procédure civile, janvier 2023 (actualisation : septembre 2025), n70. Retour au texte

17 M. Unau, Le label de la bonne administration de la justice. La bonne administration de la justice, LGDJ, pp. 51‑55, 2023, LEJEP. Ffhal‑04671211f. Retour au texte

18 A. Varnek et Y. Strickler, Procédure civile, ouvr. cité, n399, p. 274. Retour au texte

19 COJ, art. L. 213‑2 ; CPC, art. 481‑1, al. 1er et 839. Retour au texte

20 D. Cholet, Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz Action, n232.791. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Naomi Vigouroux, « Mécanique quantique de la compétence territoriale du juge saisi par l’URSSAF pour la condamnation solidaire du dirigeant d’une société inexistante », BACAGe [En ligne], 05 | 2025, mis en ligne le 18 décembre 2025, consulté le 19 décembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1370

Auteur

Naomi Vigouroux

Doctorante contractuelle, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
naomi.vigouroux[at]univ-grenoble-alpes.fr

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