Le chat de Schrödinger, enfermé dans une boîte opaque avec un noyau radioactif, est à la fois vivant et mort tant que personne n’ouvre la boîte. De la même manière, une société placée dans la boîte judiciaire avec un noyau de liquidation judiciaire — non encore répertorié dans la nomenclature chimique — est à la fois vivante et morte. Le juge qui ouvre la boîte découvre que la société est morte et devra en tirer des conséquences.
En l’espèce, une société est assignée en procédure collective à la suite d’un contrôle de l’URSSAF ayant permis de dresser un procès‑verbal de travail dissimulé. Le montant du redressement adressé par l’URSSAF à la société était de 1 563 892 euros. Faute d’actifs suffisants, la clôture de la liquidation judiciaire a été prononcée avec radiation de la société. L’URSSAF a alors assigné le dirigeant de la société près le président du tribunal judiciaire de Valence aux fins de condamnation solidaire sur le fondement de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale. Cette action a pour but la condamnation solidaire du dirigeant de la société responsable de manœuvres frauduleuses ou de l’inobservation grave et répétée des obligations sociales qui ont rendu impossible le recouvrement des cotisations. Cet article prévoit la compétence spéciale du président du tribunal judiciaire du lieu du siège social de la société.
Le défendeur conteste la compétence territoriale du juge. Selon lui, la société n’ayant plus d’existence dans le ressort du tribunal judiciaire de Valence, la cause d’attraction de la compétence territoriale spéciale de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale n’existe plus. Le président du tribunal judiciaire de Valence suit le raisonnement du dirigeant et décline sa compétence au profit du juge des référés du ressort du lieu de domicile du défendeur.
L’URSSAF interjette appel de la décision et soutient l’application de la compétence territoriale de l’article L. 243‑3‑2 tandis que le dirigeant maintient le défaut de la cause d’attraction de la compétence territoriale. La cour d’appel de Grenoble a ainsi été conduite à répondre à la question suivante : la radiation d’une société empêche‑t‑elle l’application de la compétence territoriale du président du tribunal judiciaire du lieu du siège social de la société pour juger de la condamnation solidaire du dirigeant ? La réponse est négative : la radiation de la société n'a aucune incidence selon la cour puisqu’elle n’est pas concernée par l’instance et que l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale ne prévoit aucune alternative concernant le siège de la juridiction saisie.
1. Le paradoxe de Schrödinger : la concurrence des possibilités
Specialia generalibus derogant. Avant de trancher un litige, le juge est confronté à des argumentaires qui s’opposent et lui offrent plusieurs possibilités de jugement. Dans l’affaire étudiée, l’argument de l’URSSAF consiste en une interprétation littérale de l’article L. 243‑3‑2. Cela s’explique par le recours à l’adage specialia generalibus derogant. En effet, la règle selon laquelle le spécial déroge au général « commande une interprétation restrictive » de la disposition1. Dès lors, le principe général de la compétence du juge du ressort du domicile du défendeur2 s’applique si aucune disposition spéciale ne trouve à s’appliquer3.
Selon l’appelant, il s’agit d’ailleurs d’une compétence exclusive. Les compétences exclusives ont un caractère d’ordre public4 en raison du but qu’elles servent. Au cas d’espèce, l’appelant rappelle que la compétence territoriale prévue par l’article L. 243‑3‑2 est calquée sur la compétence territoriale des URSSAF afin de faciliter la mise en œuvre de l’action prévue par le Code de la sécurité sociale. Au‑delà de l’objectif poursuivi, l’adage « ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus » suppose que là où la loi ne distingue pas, l’interprète ne doit pas distinguer. Cette règle constitue une limite à l’interprétation de la loi par les juges5. La distinction pourrait déformer le sens explicite de la disposition interprétée6.
La lettre de l’article L. 243‑3‑2 ne suppose aucune alternative à la compétence du président du tribunal judiciaire du ressort du siège social de la société à la différence des dispositions du Code de procédure civile. L’article 46, par exemple, énonce explicitement que le demandeur dispose d’un choix en matière contractuelle, délictuelle, mixte, et en matière d'aliments ou de contribution aux charges du mariage. L’URSSAF reprend, à cet égard, une décision de la Cour de cassation qui, pour une action similaire en matière fiscale, juge qu’en l’absence d’alternative prévue par le texte, l’inexistence de la société n’a pas d’incidence sur la compétence du juge7.
Disparition du motif d’attraction de la règle spéciale. Les arguments de l’appelant viennent en réponse de l’argumentaire assez original du dirigeant assigné. Il soutient que « la partie demanderesse ne peut revendiquer les dispositions spéciales alléguées alors que la société qui seule justifie cette attraction de compétence n’existe plus ». S’il reconnaît que l’efficacité d’une procédure peut tenir à la proximité d’une juridiction, à sa connaissance de l’activité de la société et de ses dettes, il estime que l’inexistence de la société annihile cette efficacité. Bien que l’argument soit audacieux, il se saurait tenir, d’une part, face à l’arbitraire des règles de compétence. Le législateur est libre de tracer l’organisation judiciaire à sa manière8 ; la répartition des compétences est « purement fonctionnelle et répond à des raisons de commodité9 ». D’autre part, l’esprit de la loi repose justement sur la problématique de la radiation des sociétés.
L’article L. 243‑3‑2 a été introduit par la loi no 2011‑1906 du 21 décembre 2011 dans le but de lutter contre la fraude fiscale tout en intégrant des garanties procédurales10. La responsabilité solidaire du donneur d’ordre de l’infraction de travail dissimulé vise à pallier l’impossibilité de recouvrement des sommes dues à l’URSSAF lorsque la procédure collective aboutit à une liquidation de la société11. La jurisprudence des juridictions du fond est d’ailleurs très empreinte de l’esprit de cette loi. Un dirigeant a été condamné solidairement de sa société pour avoir dissimulé à l’URSSAF qu’il avait mis fin son activité, de sorte que la radiation a empêché l’organisme de procéder au recouvrement des cotisations ou d’engager une procédure de liquidation judiciaire12. À l’inverse, la condamnation du dirigeant n’a pu être retenue car en l’absence de clôture de la procédure de liquidation judiciaire ou de certificat d'irrécouvrabilité, l’impossibilité de recouvrement n’est pas établie13. La radiation de la société est finalement le problème que la règle de compétence spéciale souhaite contourner : c’est sa raison d’être.
2. La boîte de Schrödinger ouverte : les observations du juge
Analogie(s). À la différence des parties, la cour d’appel de Grenoble ne s’attarde pas sur les questions métaphysiques de raison d’être de l’action. Elle élude la question par une analogie explicite. Elle commence par énoncer le contenu des dispositions de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale puis celle de l’article L. 267 du livre des procédures fiscales permettant au comptable public d’assigner devant le président du tribunal judiciaire du lieu du siège social, le dirigeant d’une société responsable des manœuvres frauduleuses ou de l'inobservation grave et répétée des obligations fiscales qui ont rendu impossible le recouvrement des impositions et des pénalités dues par la société.
La cour estime que les dispositions sont similaires ce qui rend parfaitement transposable la décision de la Cour de cassation citée par l’appelante. La Cour de cassation juge, en application de l’article L. 267 du livre des procédures fiscales, que l’existence ou l’inexistence de la société est indifférente dans la mesure où aucune compétence alternative n’est prévue14. La cour d’appel ajoute que la société n’est pas concernée par l’action engagée. L’analogie est légitime puisque le mécanisme de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale a été élaboré sur le modèle de l’article L. 267 du livre des procédures fiscales15.
L’efficacité des procédures. Le choix d’une compétence exclusive se justifie par la volonté de facilité l’instruction grâce à la centralisation des pièces16 mais également par la nécessité de centraliser les actions concurrentes. La similarité des mécanismes de l’article L. 243‑3‑2 du Code de la sécurité sociale et L. 267 du livre des procédures fiscales témoignent de l’intérêt de la centralisation de la compétence du président du tribunal judiciaire du ressort du siège social de la société. Le standard de bonne administration de la justice sert alors à justifier les dérogations à des règles de compétence17.
La bonne administration des services de la justice sous‑tend des impératifs d’efficacité et notamment de célérité. En l’espèce, le président du tribunal judiciaire de Valence avait décliné sa compétence et renvoyé l’affaire devant le juge des référés du ressort du domicile du défendeur. La cour d’appel, donnant droit à la prétention de l’appelante, infirme le jugement et juge qu’il s’agit d’une procédure accélérée au fond. La confusion relative à la forme de la procédure peut s’expliquer par la complexité de la compétence du président du tribunal judiciaire qui statut en tant que juridiction provisoire par des ordonnances de requête ou de référé18 et en tant que juridiction définitive.
Si la compétence du président pour statuer en qualité de juridiction saisie du principal se déduit la lettre de l’article L. 243‑3‑2 in fine, l’application d’une procédure accélérée au fond ne relève pas de l’évidence. En effet, la procédure accélérée au fond ne trouve à s’appliquer que lorsque la loi ou le règlement le prévoit19. À défaut, c’est la procédure de droit commun qui s’applique20. Or, l’article L. 243‑3‑2 ne fait aucune référence à la procédure accélérée au fond. C’est donc une interprétation souple des dispositions du Code de procédure civile et du Code de l’organisation judiciaire qui permet d’associer la compétence exclusive du président du tribunal judiciaire à la procédure accélérée au fond.
Avertissement. Aucun chat n’a été maltraité lors de la rédaction de cet article.
