Florilège de décisions rendues en matière d’accident de ski : tout schuss sur la preuve !

DOI : 10.35562/bacage.338

Décisions de justice

CA Grenoble, 2e ch. civ. – N° RG 20/02166 – 15 novembre 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 20/02166

Date de la décision : 15 novembre 2022

CA Grenoble, 2e ch. civ. – N° RG 20/03192 – 27 septembre 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 20/03192

Date de la décision : 27 septembre 2022

CA Grenoble, 2e ch. civ. – N° 20/00086 – 15 novembre 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 20/00086

Date de la décision : 15 novembre 2022

CA Grenoble, 2e ch. civ. – N° RG 20/003525 – 13 décembre 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 20/003525

Date de la décision : 13 décembre 2022

Résumé

Solution - Le contentieux de droit privé1 des accidents de ski a principalement trait à la responsabilité contractuelle de l’exploitant des remontées mécaniques2 (chute d’un skieur, cas du 1er arrêt commenté) et à la responsabilité délictuelle du fait des skis, choses au sens de l’article 1242 al. 1 du Code civil (collisions entre skieurs, cas des trois derniers arrêts étudiés). Les principes en la matière ayant été posés, c’est sur la piste damée mais exigeante de la preuve que se cristallise dans les deux hypothèses le débat.

Dans le 1er arrêt (n° RG 20/02166), un skieur chute lors du débarquement du télésiège, alors que des personnes tombées du télésiège précédent stationnaient sur l’aire de remontée ou à proximité. Afin d’engager la responsabilité de l’exploitant, la victime contractante doit démonter la faute de ce dernier. En effet, utilisant le critère du rôle actif du créancier, la jurisprudence a, dès les années 1980, fait varier l’intensité de l’obligation de sécurité de l’exploitant selon les phases du transport, offrant ainsi aux étudiants l’un des exemples les plus percutants de la distinction obligation de moyens/obligation de résultat. Si durant le trajet en télésiège, l’obligation est de résultat, elle n’est plus que de moyens lors des opérations d’embarquement et de débarquement, auxquelles les clients prennent une part active3. Rappelant ces principes, la Cour d’appel de Grenoble indique également qu’il appartient au créancier de démontrer que l’exploitant « n’a pas mis en œuvre les moyens adaptés à l’exécution de son obligation ». La victime ayant chuté alors que des personnes tombées précédemment stationnaient sur l’aire de débarquement, la cause semblait entendue, la faute de l’exploitant paraissant facile à établir. L’absence fautive de réactivité de l’exploitant était en effet soutenue par le skieur créancier de l’obligation de sécurité, demandeur à l’action en responsabilité. Selon lui, face à la chute de passagers précédents, l’exploitant (par l’intermédiaire de son préposé) aurait dû ralentir voire arrêter le télésiège, afin d’évacuer les skieurs tombés, l’étroitesse de l’aire de débarquement ne permettant pas aux nouveaux arrivants de contourner l’obstacle. L’exploitant et son assureur prétendent au contraire que les personnes tombées ne présentaient pas un obstacle ; que le préposé aurait tout de même procédé à un ralentissement du télésiège mais que sans attendre, la victime aurait sauté du télésiège, paniquée.

Si, s’agissant de prouver un fait juridique, tout moyen de preuve est admissible, en pratique, les parties n’avaient pu produire à ce titre qu’un témoignage chacune, en partie contradictoire, celui du préposé au profit de l’exploitant et celui du mari de la victime, à bord du même télésiège. Jugeant à juste titre ces témoignages non probants (Code civil., art. 1381), leur objectivité voire leur sincérité étant sujettes à discussion, la cour constate que la victime, demanderesse et donc sur laquelle pèse la charge de la preuve (Code civil., art. 1353), n’est pas à même de démontrer ce qu’elle avance. Selon la Cour, elle aurait dû étayer ses allégations quant à l’étroitesse du passage de sortie par « un plan, des photographies ou un constat d’huissier ». Elle est donc déboutée de son action.

Les trois arrêts suivants (confirmatifs) montrent l’incontestable utilité, pour la victime d’une collision à ski, de la découverte prétorienne de la responsabilité du fait des choses. Dans chacune des espèces, les conditions de l’article 1242 alinéa 1 du Code civil sont en effet facilement remplies. L’arrêt n° 2 rappelle bien les acquis jurisprudentiels en la matière, auxquels la Cour d’appel de Grenoble n’est pas étrangère. Une application particulière de la présomption de rôle actif de la chose, en mouvement et entrée en contact avec le siège du dommage, joue en effet ici. En cas de collision entre deux personnes évoluant à ski, le rôle actif de la chose est établi, que la collision ait lieu au moyen des skis ou même du corps du gardien, ce dernier ne faisant qu’un avec ses skis, dont le glissement sur la neige a imprimé au corps la vitesse sans laquelle la collision n’aurait pas eu lieu4.

Dès lors que les conditions de la responsabilité du fait des choses sont remplies, sans grand effort probatoire pour la victime, le contentieux se trouve reporté sur l’exonération, partielle ou totale, du gardien et particulièrement sur la faute de la victime. C’est cette fois sur le gardien des skis que pèse la charge, non allégée, de la preuve.

En ce domaine, il faut constater que, face à des témoignages parfois contradictoires, la preuve reine est la preuve par l’image. Dans les arrêts 3 et 4, sont en effet produits des enregistrements vidéo de la scène d’accident (vidéo amateure tirée d’un appareil photographique ou du téléphone de l’ami du gardien pour l’arrêt 4 ; montage de trois vidéos officielles, initialement destinées à l’arbitrage de la compétition dans l’arrêt 3). A l’heure du deep fake, il n’est cependant pas certain que soit reconnue à tout enregistrement une telle force probante décisive. Il est vrai que le contexte était particulièrement favorable dans les deux affaires. Ainsi dans l’arrêt 4, si l’authenticité de l’enregistrement amateur démontrant l’absence manifeste de faute de la victime n’est pas contestée, c’est que la vidéo est produite par le gardien lui-même, sur lequel repose justement la charge de la preuve de la faute de la victime. Magistrale faute de carre ! S’agissant du montage des vidéos officielles de la course (arrêt 3), il est rappelé par les juges que sa sincérité a fait l’objet d’un constat d’huissier. La cour veille donc, d’une part, à la crédibilité des documents visuels qui lui sont soumis.

D’autre part, la cour veille à une lecture attentive, objective et non biaisée de ces documents visuels. Elle prend soin de préciser qu’elle a procédé au « visionnage du film dans les différentes perspectives et à des vitesses variables » et qu’elle a extrait des photographies « sous plusieurs angles », « afin d’écarter certaines interprétations déformantes de la réalité ».

En l’absence de vidéo (arrêt 2), la cour a pu fonder sa conviction sur les dires mêmes du gardien, qui reconnaissait que ni lui ni la victime ne s’étaient vus, chacun ayant essayé au dernier moment de s’éviter.

Apte à reconstituer le déroulement des faits, grâce aux preuves produites, la cour doit encore qualifier juridiquement le comportement de la victime. La faute du skieur est appréciée in abstracto, au regard de la pratique du ski qu’aurait adoptée un skieur normalement prudent et raisonnable placé dans la même situation. A cet égard, la Cour de Grenoble fait référence dans certains arrêts aux règles définies par la Fédération internationale de ski en 1967, dans une version traduite en français5 (arrêts 3 et 4, tous deux relatifs à une collision en pleine piste). Dans l’arrêt 3, le gardien des skis invoque la violation par la victime, réalisant selon lui une traversée de piste, de la règle 5, selon laquelle le skieur qui effectue un virage vers l’amont doit s’assurer « par un examen de l’amont et de l’aval qu’il peut le faire sans danger pour lui et pour autrui ». La vidéo démontre que la situation est tout autre, la victime descendant normalement vers l’aval, avec une trajectoire prévisible, suivant son moniteur par de longs virages réguliers. En revanche, il s’avère que c’est le gardien qui ne respecte pas les règles 2 et 3, respectivement relatives à l’obligation de skier à vue en adaptant aux circonstance sa vitesse et son comportement et à la nécessaire maîtrise de sa direction par le skieur amont. La responsabilité du gardien est donc entière.

L’arrêt 4 concerne une collision sur la même piste lors d’une compétition de ski-cross, entre le 5e et le 6e saut. Du visionnage des enregistrements, il ressort que, tandis que le responsable gardien suit une trajectoire descendante rectiligne, la victime, en dernière position à gauche au départ, se rapproche de la ligne suivie par le gardien et le dépasse, alors que ce dernier est en l’air, exécutant le 5e saut. Selon le gardien intimé, la règle 4 relative au dépassement a été violée, la victime n’ayant pas laissé au gardien dépassé l’espace lui permettant d’évoluer. En revanche, aux dires de la victime appelante, le gardien dépassé, skieur amont au moment de la collision, n’aurait pas maîtrisé sa trajectoire (violation de la règle 3). La Cour de Grenoble ne retient finalement aucune faute, ni de l’un ni de l’autre : le changement de trajectoire opéré par la victime n’a pas été brusque (sur ce seul point, le jugement est infirmé). Quant au gardien, en l’air lorsqu’il est devenu skieur amont, il n’était donc pas en mesure d’adapter sa trajectoire au skieur devenu aval. En revanche, la cour, confirmant le premier jugement, qualifie le fait de la victime de cause étrangère exonératoire de la responsabilité du gardien. Relevons donc ce bel exemple très visuel de ce qui reste tout de même une rareté juridique. Remarquons par ailleurs combien prégnant apparaît ici, comme souvent, le caractère d’irrésistibilité, au regard de la grande relativité de l’imprévisibilité. En effet, sans conteste extérieur au gardien, le positionnement de la victime au moment de la collision est jugé imprévisible (au regard de la position initiale du skieur : à gauche de l’autre compétiteur – gardien – jusqu’au 5e saut) et irrésistible, en raison de l’« impossibilité de manœuvrer pendant le saut », cette dernière motivation paraissant difficilement contestable.

Contrairement aux décisions précédentes, dans l’arrêt 2, la qualification du comportement de la victime est opérée par la Cour sans l’appui des règles de conduite posées par la Fédération. La collision avait lieu ici à la jonction de deux pistes et non sur la même piste6 mais il semble qu’auraient pu pareillement être convoquées la règle 2 (descente à vue) voire, dans une conception extensive, la règle 5 (entrée sur une piste, ici la jonction), précitées. Sans faire explicitement état de ces règles, la cour surfe implicitement sur cette piste, vérifiant les précautions prises par le skieur victime, jugées suffisantes au regard des circonstances, id est « collision à faible vitesse de deux skieurs à une jonction de pistes, absence de visibilité de chaque skieur par l’autre, descente côte à côte pendant plusieurs mètres ». La cour indique encore que « sur les pistes ou leurs croisements, les passages transversaux sont des modes de déplacement habituels ».

Dans le cadre de l’appréciation de la faute du skieur, l’invocation non systématique, par la Cour d’appel de Grenoble, des règles de sécurité établies par la Fédération internationale de ski (FIS) rappelle l’absence de normativité de ce qui s’assimile à un simple code de bonne conduite. Les juges du fond ne sont donc pas tenus de s’y référer. Pour autant, une telle référence est fréquente dans les décisions du fond7 et elle est validée par la Cour de cassation8. Il semble en effet légitime, dans un système d’appréciation in abstracto par catégorie (soit ici par référence à un skieur prudent placé dans la même situation), de s’immerger au cœur même de la pratique du ski et des consignes données aux skieurs.

Par ailleurs, si la question de l’identité des faute sportive et civile est en général encore débattue9, les décisions commentées attestent qu’en matière de ski, dès lors que les juges constatent qu’une règle posée par la FIS est violée par un pratiquant, la faute civile délictuelle d’imprudence est, selon eux, constituée. Une telle assimilation entre manquement sportif et faute d’imprudence semble ici parfaitement logique, le manquement à des règles dont l’objet est d’assurer la sécurité des skieurs sur les pistes s’intégrant sans peine au manquement au devoir général de prudence visé par les articles 1240 et 1241 du Code civil.

La Cour de cassation semble aller un peu loin dans cette identité : en sens inverse, elle exclut ainsi la possibilité d’une faute d’imprudence, dès lors qu’aucune règle de la pratique du ski alpin n’est méconnue10. Une telle position peut ne pas emporter la conviction car il n’est pas certain que tous les comportements imprudents sur une piste de ski puissent se limiter à une méconnaissance d’une des règles de bonne pratique du ski énoncées par la FIS. A cet égard, il serait intéressant de connaître le positionnement de la Cour d’appel de Grenoble : emprunterait-elle les traces creusées par la Cour de cassation ? Tracerait-elle sa propre voie dans la poudreuse jurisprudentielle ? Dans les affaires commentées, les prétentions des parties ne rendaient pas nécessaire le raisonnement discuté. A suivre donc …

Notes

1 Pour une étude générale, traitant à la fois de la prévention des accidents et de la responsabilité tant administrative, civile que pénale, V. J.-Fr. Joye, Gr. Calley, J.-Fr. Dreuille (Dir.), L’accident en montagne, Etude juridique, Univ Savoie, 2015. Retour au texte

2 C. Quezel-Ambrunaz, « Responsabilité civile des exploitants de remontées mécaniques », Gaz. Pal. 2007, n° n° 65, p. 13. Retour au texte

3 Cass. Civ 1re, 11 mars 1986, Bull. civ. I, n° 65, RTD civ. 1986. 767, obs. J. Huet ; Cass. Civ 1re, 10 mars 1998, n° 96-12.141 ; Cass. Civ 1re, 11 juin 2002, n° 00-10.415. Retour au texte

4 V. not. CA Toulouse, 14 mars 1958, JCP 1961. II. 1942 bis ; CA Grenoble, 9 mars 1962 et CA Lyon, 29 janv. 1962, JCP 1962. II. 12697, note W. Rabinovitch ; CA Grenoble, 8 juin 1966, JCP 1967. II. 14928, note W. Rabinovitch ; CA Chambéry, 29 mars 2000, RCA 2001, comm. 10, par L. Grynbaum. Retour au texte

5 Sur ces règles, V. J. Julien, « Agissements fautifs par violation d’une règle coutumière », chap. 2212, n° 172, in Ph. Le Tourneau (Dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz action, 2023/2024. Retour au texte

6 V. dans ces mêmes circonstances Cass. civ. 2e, 20 janv.1993, n° 91-16.610, Bull. civ. II, no 27. Retour au texte

7 V. déjà not. CA Grenoble, 2e ch. civ, 11 avr. 2017, n° RG 15/04961. Retour au texte

8 Cass. civ. 2e, 14 avr. 2016, n° 15-16.450, inédit, D. 2017. 667, obs. Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES), RCA 2016, n° 239. Retour au texte

9 Sur ce point, V. J. Mouly, Ch. Dugognon, « Sport », Rép. civ. Dalloz, fév. 2021, act. mai 2023, n° 137 suiv. Retour au texte

10 Cass. civ. 2e, 14 avr. 2016, préc. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Pierre, « Florilège de décisions rendues en matière d’accident de ski : tout schuss sur la preuve ! », BACAGe [En ligne], 01 | 2023, mis en ligne le 18 octobre 2023, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=338

Auteur

Nathalie Pierre

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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