Parce qu’il constitue une mesure de contrainte, le menottage peut soulever la question de savoir s’il impose — ou non — de placer en garde à vue le suspect qui en fait l’objet. À suivre le raisonnement tenu par la 6e chambre des appels correctionnels dans un arrêt rendu le 18 janvier 2024, la réponse à cette question dépendrait de la nature de l’opération de police dans lequel il est réalisé. Si un tel raisonnement doit être approuvé de prime abord, son application aux faits dont étaient saisis les magistrats interroge toutefois.
En l’espèce‚ des gendarmes sont alertés par une victime qu’un homme vient de commettre des faits d’exhibitionnisme. À leur arrivée sur place, ils découvrent que l’individu, qui s’est réfugié dans un magasin, est passablement excité, sent fort l’alcool, tient des propos incohérents, insulte les gendarmes, et a le visage, le bras droit et les tibias ensanglantés. Lors de son interpellation, l’individu crache du sang sur les murs du magasin ainsi que sur les gendarmes, les atteignant notamment au visage. Compte‑tenu de son comportement, et afin que les pompiers puissent le prendre en charge en toute sécurité, les gendarmes prennent la décision de le menotter. L’individu est ensuite transporté à l’hôpital, non sans difficulté, puisqu’il continue d’insulter les gendarmes et les pompiers, tente de mordre l’un d’eux, et crache encore du sang sur des enfants une fois arrivé aux urgences. Il est alors placé en salle d’isolement par le personnel médical pour continuer les soins en sécurité, et sera, à cette occasion, sanglé avec l’aide des gendarmes qui lui retirent les menottes. Dix‑huit heures après son appréhension, l’individu fait l’objet d’un placement en garde à vue à l’issue de laquelle il sera déféré devant le procureur de la République dans le cadre d’une procédure de comparution immédiate. À l’audience de renvoi, et avant tout débat au fond, l’avocate du prévenu soulève une exception de nullité fondée sur la tardiveté de l’avis de placement en garde à vue au parquet. En effet, pour la défense, à compter de l’instant où l’individu a été interpellé et menotté, le samedi 12 août 2023 à 16 h 05, il était tenu sous la contrainte et à la disposition des services de police, de sorte qu’il aurait dû être placé en garde à vue dès cet instant. Or, l’avis de placement au parquet n’ayant eu lieu que dix‑huit heures plus tard, soit à 10 h 15 le dimanche 13 août 2023, et ce retard n’étant justifié par aucune circonstance insurmontable, l’avocate en concluait que la garde à vue était entachée de nullité.
Se fondant sur les articles 803 et 73 du Code de procédure pénale, les juges correctionnels, que ce soit en première instance comme en cause d’appel, ont rejeté l’exception de nullité au motif que le menottage a été réalisé dans le cadre du maintien de l’ordre public, et dans l’attente de l’arrivée des pompiers, afin de protéger les personnes et les biens dans la mesure où le prévenu était dangereux pour lui‑même et autrui au regard de son état, et non pas dans le but d’être présenté devant un officier de police judiciaire, ni pour être placé en garde à vue. Par ailleurs, le tribunal relève que le prévenu n’a jamais été tenu sous la contrainte de demeurer à la disposition des enquêteurs puisqu’aucun gendarme n’était présent à la suite de son placement en isolement par les médecins, et ce, jusqu’à son placement en garde à vue le dimanche 13 août 2023 à 10 h 15, avec un avis au parquet réalisé le même jour à 10 h 18.
Si l’article 62‑2 du Code de procédure pénale fait de l’officier de police judiciaire la seule autorité compétente pour décider ou non du placement d’un suspect en garde à vue1, cette liberté d’appréciation cesse dès l’instant où le suspect est privé de sa liberté d’aller et de venir parce que contraint de demeurer à la disposition des services enquêteurs. Il est de jurisprudence constante que cette privation de liberté débute à compter de l’interpellation du suspect2, ce qui explique la solution consistant à fixer le point de départ du délai de la garde à vue à l’heure de l’interpellation3, y compris dans l’hypothèse où une prise en charge médicale momentanée interdit de transférer directement la personne interpellée dans les locaux de la police ou de la gendarmerie4. Par ailleurs, si la Cour de cassation admet de longue date que la notification des droits au gardé à vue puisse être différée5 lorsqu’elle est impossible, en raison du degré élevé d’alcoolisation du suspect par exemple, elle refuse en revanche qu’il en aille de même concernant l’avis au parquet6 ! Comment expliquer alors que l’exception de nullité soulevée par la défense ait été rejetée dans l’arrêt commenté ?
Comme en témoigne la motivation de l’arrêt, les juges correctionnels, aussi bien en première instance qu’en cause d’appel, ont considéré que « le menottage a été réalisé dans le cadre du maintien de l’ordre public, et dans l’attente de l’arrivée des pompiers, afin de protéger les personnes et les biens dans la mesure où le prévenu était dangereux pour lui‑même et autrui au regard de son état ». Force est de constater que l’argument peine à convaincre dans la mesure où l’intervention des gendarmes était fondée sur l’interpellation d’une personne venant de commettre une infraction pénale. Il s’agissait donc d’une opération de police judiciaire, et non d’une opération de police administrative, comme semble le suggérer l’arrêt lorsqu’il fait référence à un « menottage réalisé dans le cadre du maintien de l’ordre public ». Pour qualifier, selon les cas, soit d’administrative, soit de judiciaire, une mesure ou une opération de police, le juge doit prendre en compte leur objet réel. Si une opération de police relève indiscutablement de la police administrative quand elle n’a d’autre but que de prévenir les atteintes à la tranquillité, à la sécurité ou à la salubrité, ou d’y mettre un terme, en dehors de toute répression pénale, tel n’est pas le cas lorsqu’elle a précisément pour objet l’interpellation d’une personne suspectée d’avoir commis une infraction pénale7, ce qui était le cas en l’espèce. Dans ce contexte, l’interpellation et le menottage du prévenu s’analysent a priori comme une mise à disposition sous la contrainte et imposent effectivement son placement immédiat en garde à vue, nonobstant le fait qu’en raison de son état de santé, une prise en charge médicale momentanée interdit de le transférer directement dans les locaux de la police ou de la gendarmerie. Ce raisonnement, aussi séduisant qu’il puisse paraître, mérite toutefois d’être discuté.
L’on peut comprendre que, pour les enquêteurs, placer en garde à vue un individu qui doit faire l’objet d’une prise en charge médicale leur fait perdre de précieuses heures puisque, selon la chambre criminelle de la Cour de cassation, la durée de la prise en charge médicale s’impute sur la durée de la garde à vue qu’autant que cette mesure est toujours en cours pendant la période de soins8. Si la garde à vue permet aux des enquêteurs de garder « sous leur vue » une personne ni condamnée ni même mise en examen, c’est en réalité pour la maintenir à leur disposition afin de procéder à son audition. Lorsque la Cour de cassation fait rétroagir le point de départ du délai de la garde à vue à l’heure de l’interpellation du suspect9, y compris dans l’hypothèse, comme cela était le cas en l’espèce, où une prise en charge médicale momentanée interdit son transfert dans les locaux de la police ou de la gendarmerie, elle génère en pratique une sorte de « garde à vue virtuelle ». Le délai court alors même que la mesure est ineffective puisqu’elle ne permet aux enquêteurs d’auditionner le gardé à vue. La tentation peut donc être grande de ne procéder au placement effectif du suspect en garde à vue qu’une fois la prise en charge médicale terminée, et ce, afin d’éviter que la durée de celle‑ci ne puisse s’imputer sur celle de la garde à vue10. Cette pratique est‑elle contestable d’un point de vue strictement juridique ? Une réponse négative nous semble s’imposer. En effet, dès lors que le suspect ne se trouve pas, sous la contrainte, mis à la disposition des forces de police, et qu’il ne fait l’objet d’aucun interrogatoire, aucune audition, ni confrontation, ni même d’ailleurs d’une surveillance par les forces de l’ordre, durant sa prise en charge médicale, l’article 62‑2 du Code de procédure pénale n’impose nullement son placement en garde à vue. L’officier de police judiciaire est donc parfaitement libre de décider de ne pas placer, dans l’immédiat, la personne interpellée en garde à vue, et de choisir le moment qui lui paraîtra le plus opportun pour le faire. Il sera d’ailleurs rappelé que cette question est devenue d’autant plus épineuse que la chambre criminelle de la Cour de cassation, depuis la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en 201511, et au revirement de jurisprudence qui en a découlé, se livre à un contrôle de proportionnalité du placement en garde à vue12 comme de sa prolongation d’ailleurs13.