En cas de condamnation in solidum des constructeurs à indemniser le maître de l'ouvrage au titre de la responsabilité décennale, le juge « mutualise » d’office les moyens des constructeurs relatifs à l’évaluation du préjudice décennal

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Décision de justice

CAA Marseille, 6e – N° 24MA02194 – 17 février 2025

Juridiction : CAA Marseille

Numéro de la décision : 24MA02194

Numéro Légifrance : CETATEXT000051205327

Date de la décision : 17 février 2025

Index

Mots-clés

commande publique, référé provision, garantie décennale, conséquences

Rubriques

Commande publique

Résumé

Saisi d’une demande de provision, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon a condamné in solidum deux sociétés à verser à la commune de Carqueiranne et à la métropole Toulon Provence Méditerranée trois provisions au titre des travaux de reprise du platelage de la promenade du front de mer de Carqueiranne, sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs.

Devant la cour administrative d'appel de Marseille, les deux sociétés ont contesté le principe et le montant des provisions accordées par le juge des référés. La cour confirme le principe de la condamnation in solidum des deux constructeurs à verser trois provisions à la commune de Carqueiranne. Toutefois, au vu de l’argumentation de la première société, la cour fait partiellement droit à sa demande, en réduisant le montant d’une des trois provisions. L’autre constructeur, condamné in solidum à verser la provision, n’a pas soulevé la même argumentation. La cour mutualise néanmoins le moyen soulevé exclusivement par l’un des constructeurs concernant le montant de la provision et en tire les conséquences pour l’autre constructeur. La cour étend ainsi à l’évaluation du préjudice décennal la logique mise en œuvre par la jurisprudence commune de Bihorel1 en matière d’engagement de la responsabilité décennale.

Notes

1 CE, 7 décembre 2015, no 380419 Retour au texte

Conclusions du rapporteur public

François Point

Rapporteur public

Par un contrat conclu le 29 octobre 2009, la commune de Carqueiranne a confié à la société Méditerranée Environnement un marché public de travaux ayant pour objet la réalisation de « plateformes bois », de « maçonneries » et de « voirie et réseaux divers » dans le cadre d’un projet d’aménagement de la promenade du front de mer de l’anse des Salettes, sous maîtrise d’œuvre de la société Sogreah Consultants.

La réception de l’ouvrage a été prononcée par une décision du 2 août 2010. Le 21 décembre 2019, le maître d’ouvrage a sollicité et obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Toulon la désignation d’un expert en vue d’identifier les désordres, leurs causes et les responsabilités.

À l’issue de cette expertise, la commune de Carqueiranne et la métropole Toulon Provence Méditerranée ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de condamner in solidum la société Méditerranée Environnement et la société Artelia, venant aux droits et obligations de la société Sogreah Consultants, à leur verser trois provisions :

- une première provision de 1 173 426,97 euros toutes taxes comprises (TTC) correspondant au coût des travaux de reprise du platelage des secteurs nos 1, 2, 3, 4, 5 et 9 de la promenade du front de mer à Carqueiranne.

- une deuxième provision de 22 469,44 euros TTC au titre des mises en sécurité du platelage de la promenade du front de mer.

- enfin, une troisième provision de 151 876,54 euros TTC au titre du remplacement du platelage du secteur 10 de la promenade du front de mer. 

Par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon a fait intégralement droit à ces demandes. Par deux requêtes distinctes, les sociétés Méditerranée Environnement et Sogreah Consultants relèvent appel de cette ordonnance.

Sur l’appel principal de la société Méditerranée Environnement (no 24MA02194)

Sur la tardiveté

La requête d’appel de la société Méditerranée Environnement, enregistrée le 20 août 2024, a été présentée dans un délai inférieur au délai d’appel de quinze jours, prévu par l’article R. 541‑3 du code de justice administrative. Vous écarterez donc la fin de non‑recevoir opposée en défense sur ce point.

Sur la régularité de l’ordonnance

La société Méditerranée Environnement est fondée à soutenir que l’ordonnance attaquée est entachée d’irrégularité. En effet, le juge des référés n’a pas répondu au moyen de défense tiré de ce que les désordres avaient un caractère apparent au moment de la réception des travaux. Ce moyen n’était pas inopérant, dès lors que la créance réclamée était fondée sur la responsabilité décennale des constructeurs, qui ne concerne que les désordres non apparents au moment de la réception. Vous annulerez donc l’ordonnance dans cette mesure et vous pourrez statuer sur les conclusions de première instance présentées par la ville de Carqueiranne par la voie de l’évocation.

Sur les demandes de première instance

En premier lieu, concernant la régularité de l’expertise, le moyen tiré de ce que l’expert aurait fait preuve de partialité doit être écarté. En effet, l’expert s’est fondé sur des devis qu’il a soumis à la discussion.

La société Méditerranée Environnement soutient ensuite que la créance réclamée par la ville de Carqueiranne sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs est sérieusement contestable, dès lors qu’aucune réception n’a été prononcée. Mais il ressort bien des éléments du dossier que la décision de réception a été prononcée le 2 août 2010. Ni la méconnaissance du délai de trois mois, prévu par les stipulations de l’article 41.5 du cahier des clauses administratives générales, ni l’absence ou l’irrégularité du procès-verbal dressé préalablement à la levée des réserves n’ont pour effet d’entraîner l’irrégularité ou l’inopposabilité de la décision de réception. Le moyen sera donc écarté.

Ensuite, il ressort du rapport d’expertise que les désordres en cause compromettent la solidité de l’ouvrage et le rendent impropre à sa destination. Selon l’expert, les désordres résultent d’un écartement excessif entre les lambourdes sur lesquelles sont fixées les lames de platelages, d’une pente insuffisante des supports en béton sur lesquels sont fixées les lambourdes, d’une absence de ventilation sous le platelage en bois, du matériau choisi pour les lambourdes et de la corrosion des vis de fixation, qui n’étaient pas en inox. En l’état de l’instruction, il n’y a pas de contestation sérieuse sur ce point.

Concernant le caractère apparent des désordres, il est vrai que certaines malfaçons étaient visibles lors des opérations de réception. Mais l’expert a précisé à la page 15 de son rapport que les conséquences de ces non‑conformités n’ont pu être constatées qu’après la réception des travaux. Or, un vice qui était connu lors de la réception mais dont les conséquences ne se sont révélées qu’après la réception ne peut être considéré comme apparent1. Les constatations précises de l’expert sur le caractère non apparent des désordres au moment des opérations de réception ne sont pas sérieusement contestées.

En l’état de l’instruction, il y a donc lieu de considérer que les désordres avaient un caractère décennal. La société Méditerranée Environnement ayant participé aux travaux, les désordres lui sont imputables.

Sur la prescription

Par ailleurs, l’action décennale n’était pas prescrite pour la commune. La commune de Carqueiranne a présenté une requête en référé expertise le 21 décembre 2019, dans le délai de dix ans courant à compter de la réception des travaux intervenue le 2 août 2010 avec effet au 12 juillet 2010. Ce recours a valablement interrompu le délai de prescription. En revanche, l’action décennale est prescrite pour la métropole Toulon Provence Méditerranée, qui n’était pas partie au référé expertise ou à l’expertise.

L’action de la commune étant fondée sur la responsabilité décennale des constructeurs, la société Méditerranée Environnement ne peut utilement soulever une exception de prescription quinquennale, au titre de l’article 2224 du Code civil.

Sur le chiffrage

La société Méditerranée Environnement conteste le chiffrage de la première provision, qui correspond aux travaux de reprise du platelage des secteurs nos 1, 2, 3, 4, 5 et 9 de la promenade du front de mer à Carqueiranne. Le montant de cette provision a été fixé par l’expert sur la base du devis d’une entreprise. La société Méditerranée Environnement critique sérieusement ce devis sur plusieurs points, notamment la quantification du métrage et l’épaisseur des lattes, éléments qui tendent selon elle à caractériser une plus-value par rapport aux prescriptions du marché.

À l’appui de ses affirmations, la société Méditerranée Environnement produit trois devis d’autres entreprises, dont le moins-disant comporte un engagement ferme de réaliser les travaux pour un montant de 444 264 euros TTC. Si la commune conteste la valeur de ce devis, le fait que la société soit éloignée du site ne fait pas obstacle à retenir cette évaluation. En outre, il n’y a pas de raison particulière de penser qu’il s’agirait d’un devis de complaisance, ou que le montant des travaux chiffrés par l’entreprise serait manifestement sous‑évalué. Les éléments précis apportés par la société Méditerranée Environnement à l’appui de ses affirmations nous semblent constituer une contestation sérieuse de l’évaluation faite par l’expert sur ce poste de préjudice.

En l’état de l’instruction, la société Méditerranée Environnement nous paraît donc fondée à soutenir qu’il y a lieu de limiter le montant de la première provision à la somme de 444 264 euros TTC. En conséquence, le montant de la provision devrait donc être fixé à la somme de 660 117,98 euros, correspondant à trois sommes de 444 264 euros TTC, 41 568 euros TTC et 22 469,44 et 151 876,54 euros.

Sur les conclusions d’appel principal de la société Sogreah Consultants (no 24MA02303)

La commune soulève également une fin de non‑recevoir pour tardiveté contre la demande d’appel de la société Sogreah Consultants. Toutefois, la date de notification de l’ordonnance à la société Sogreah Consultants n’apparait pas au dossier. Cette fin de non‑recevoir doit par suite être écartée.

La société Sogreah Consultants soutient pour sa part que la commune n’avait pas qualité pour engager la responsabilité décennale des constructeurs, les biens en cause ayant été transférés à la métropole en 2018, avant le référé‑expertise. Toutefois, le fait générateur de la créance est l’apparition des désordres, et ceux-ci sont intervenus avant le transfert des biens à la métropole2. La créance attachée au préjudice subi par la commune est donc entrée dans son patrimoine avant le transfert du bien. Et rien n’indique, en l’absence de tout texte en ce sens, que cette créance aurait été transférée à la métropole en même temps que le bien3. Le transfert du bien ne prive donc pas la commune du droit d’engager la responsabilité d’un constructeur au titre d’un préjudice propre subi avant le transfert du bien4. Dans ces conditions, la commune avait qualité pour engager la responsabilité décennale de la société Sogreah Consultants et vous écarterez donc l’argumentation de la société sur ce point.

En revanche, pour les raisons que nous avons déjà mentionnées dans le cadre de l’examen de l’appel principal de la société Méditerranée Environnement, la société Sogreah Consultants est fondée à soutenir que l’action de la métropole Toulon Provence Méditerranée est prescrite.

En ce qui concerne le caractère décennal des désordres, les moyens de la société Sogreah Consultants doivent être écartés pour les mêmes motifs que ceux opposés à la société Méditerranée Environnement. La société Sogreah Consultants, en sa qualité de maître d’œuvre, était chargée d’une mission de direction de l’exécution des travaux et a surveillé la réalisation des prestations de la société Méditerranée Environnement. Elle a donc participé aux travaux et les désordres décennaux lui sont imputables. La société Sogreah Consultants est tenue de réparer ces désordres, in solidum avec la société A.

Par ailleurs, la société Sogreah Consultants n’est pas fondée à soutenir que soutient que le maître de l’ouvrage aurait contribué à son propre préjudice en raison d’un défaut d’entretien. En effet, l’expert n’a pas considéré qu’un défaut d’entretien aurait contribué au préjudice subi par la commune et le rapport d’expertise, en l’état de l’instruction, n’est pas sérieusement contesté sur ce point.

Concernant le montant des provisions, la société Sogreah Consultants ne fournit aucune contestation sérieuse relative au chiffrage proposé par l’expert. Toutefois, nous l’avons vu, la société Méditerranée Environnement a pour sa part utilement critiqué l’évaluation fournie par l’expert. Le moyen soulevé par la société Méditerranée Environnement dans la première affaire (no 24MA02194) doit selon nous vous conduire à réduire le montant de la première provision.

Faut‑il faire bénéficier la société Sogreah Consultants de cette réduction du montant de la condamnation, réduction établie sur le fondement d’une argumentation qu’elle n’a pas soulevée ?

Cela nous semble inévitable. En effet, vous le savez, la jurisprudence du Conseil d’État a déjà relevé qu’il incombait au juge administratif d'apprécier, au vu de l'argumentation des parties, si les conditions d'engagement de la responsabilité décennale des constructeurs sont ou non réunies et d'en tirer les conséquences, le cas échéant d'office, pour l'ensemble des constructeurs5.

Cette logique applicable au principe de l’engagement de la responsabilité décennale doit‑elle être étendue au calcul du montant du préjudice ? Les constructeurs étant tenus in solidum à la réparation du préjudice décennal subi par le maître de l'ouvrage, on voit mal comment il pourrait en être autrement.

Dans ses conclusions sous la décision commune de Bihorel , Gilles Pélissier fait valoir que, si le moyen tiré de l’absence de caractère décennal des désordres n’est pas d’ordre public, ne pas mutualiser le moyen à l’ensemble des constructeurs, dans le cadre d’un même litige décennal, placerait le juge dans une « position intenable pour lui » et « incompréhensible pour les parties », alors que la juridiction est saisie d’un même litige, mettant en jeu une responsabilité solidaire à laquelle sont tenus les cocontractants. La question du montant de la condamnation ne présentant pas sur ce point de spécificité par rapport à la question du principe de l’engagement de la responsabilité décennale, vous devrez, selon nous, mutualiser les moyens tendant à contester le quantum de la condamnation décennale.

Dans ces conditions, l’argumentation par laquelle la société Méditerranée Environnement a bénéficié de la réduction du montant de la provision à laquelle elle a été condamnée in solidum avec la société Sogreah Consultants doit être étendue d’office à la société Sogreah Consultants. Dans cette affaire, vous ramènerez donc également le montant de la première provision à la somme de 444 264 euros TTC. En conséquence, le montant de la provision devra donc être fixé à la somme de 660 117,98 euros, correspondant à trois sommes de 444 264 euros TTC, 41 568 euros TTC et 22 469,44 et 151 876,54 euros.

Sur les appels en garantie

La société Sogreah Consultants présente des appels en garantie contre la société Méditerranée Environnement, son sous‑traitant et contre la société Apave. Sa demande de condamnation est une demande de condamnation solidaire, mais dans le cadre de l’appel en garantie les fautes et les condamnations sont nécessairement individuées. Il n’y a donc pas lieu de prononcer la condamnation in solidum comme le demande la société Artelia, ni de condamner la société Méditerranée Environnement pour les fautes commises par son sous-traitant la société Les Professionnels du Bois.

Au vu des éléments du rapport d’expertise, la société Méditerranée Environnement a commis des fautes dans la réalisation des plans d’exécution et notes de calcul. La société Apave a commis une faute liée à un défaut de contrôle. Au vu des fautes respectives de ces deux sociétés, la société Sogreah Consultants est fondée à les appeler en garantie. Vous pourrez retenir les parts de responsabilité fixées par l’expert et condamner la société Méditerranée Environnement et la société Apave à garantir la société Sogreah Consultants à hauteur, respectivement, de 29,9 % et 1,4 % du montant des sommes mises à sa charge au titre de la responsabilité décennale des constructeurs.

Par ces motifs nous concluons

Il est conclu :

- à l’annulation de l’ordonnance du 7 août 2024 en tant qu’elle statue sur les demandes présentées à l’encontre de la société Méditerranée Environnement.

- à ce que la société Méditerranée Environnement soit condamnée à verser à la commune de Carqueiranne, in solidum avec la société Sogreah Consultants, une provision d’un montant total de 660 117,98 euros.

- à ce que le montant de la provision due par la société Sogreah Consultants, in solidum avec la société Méditerranée Environnement, soit ramené à 660 117,98 euros, au bénéfice de la seule commune de Carqueiranne et, en conséquence, à la réformation de l’article 2 du jugement.

- à ce que la société Méditerranée Environnement soit condamnée à garantir la société Sogreah Consultants à hauteur de 29,9 % du montant de la provision et des intérêts afférents. À ce que la société D soit condamnée à garantir à la société Sogreah Consultants à hauteur de 1,4 % du montant de la provision et des intérêts afférents. À la réformation de l’article 4 du jugement en conséquence et à son annulation en tant en tant qu’il condamne la société Sogreah Consultants à garantir la société Méditerranée Environnement.

- au rejet du surplus des conclusions des parties.

Notes

1 CE, 12 juin 1970, commune de Bièvres, no 77275 Retour au texte

2 En principe, en cas de vente, l’action décennale se transmet à l’acquéreur, au moment de la remise de l’ouvrage. Voyez sur ce point la décision CE, 7 octobre 1998, Société OTH Méditerranée SA, no 156653. Il y a toutefois une dérogation à ce principe de transmission si l’action présente pour le vendeur un intérêt direct et certain, qui tient normalement au fait qu’il a lui-même financé la reprise des désordres décennaux (CE, 7 octobre 1998, Sté OTH Méditerranée, no 156653). L’action étant liée à la chose, elle se transmet avec celle‑ci sauf convention contraire (CE, Section,17 mars 1967, Imbert , no 65832).   Retour au texte

3 Conclusions de B. Da Costa sur CE, 4 mai 2011, Communauté de communes du Queyras, no 340089. Retour au texte

4 CE, 8 juillet 1996, commune de la Bresse, no 128579 : « Considérant que si les dispositions précitées substituent pour ce qui est des collèges le département dans les droits du propriétaire notamment en ce qui concerne les actions en responsabilité à l'égard des constructeurs engagées dans le cadre de la garantie décennale, ces dispositions n'ont pas pour effet de priver le propriétaire qui aurait subi, avant le transfert de compétence, un préjudice propre du fait de la carence des constructeurs, de demander à ces derniers réparation de ce préjudice ». Retour au texte

5 CE, 7 décembre 2015, commune de Bihorel, no 380419 et CE, 4 avril 2016, Unibéton, no 394196. Le fichage de la décision Unibéton indique d’ailleurs que dès lors, « en cette matière », une partie peut utilement se prévaloir du défaut d'examen d'un moyen soulevé par une autre partie. Retour au texte

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