Enrichissement injustifié et financement du logement de la concubine

DOI : 10.35562/bacage.521

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. civ. – N° RG 20/00840 – 01 février 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 20/00840

Date de la décision : 01 février 2022

Résumé

Les relations familiales en général et le concubinage en particulier constituent le terreau idéal de l’enrichissement injustifié. Le concubin trop généreux1 ayant participé au financement du logement du couple appartenant exclusivement à sa concubine peut-il obtenir le remboursement des sommes exposées sur le fondement de l’action de in rem verso  ? L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 1er février 2022 s’inscrit dans un courant jurisprudentiel en vertu duquel les outils du droit commun, régulièrement sollicités par les justiciables, sont de moins en moins mobilisés par les juges pour régler les intérêts patrimoniaux des concubins qui se séparent.

Plan

Quel que soit le mode de conjugalité, le financement par l’un des membres du couple d’un bien constituant le logement de la famille et appartenant exclusivement à l’autre est susceptible de faire naître un contentieux lors d’une éventuelle désunion. Pour les concubins, les choses sont d’autant plus complexes qu’à la différence des époux et des partenaires, il n’existe aucune règle de liquidation de leur patrimoine. Dans ce contexte, comment appréhender les mouvements de valeurs induits par la communauté de vie  ? Dans quel cas l’un peut-il agir en remboursement des sommes exposées contre l’autre et sur quel(s) fondement(s)  ? Faute de disposition spécifique, les juges recourent fréquemment au droit commun des obligations, aux quasi-contrats et au droit des biens. Dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 1er février 2022, les magistrats avaient à se prononcer sur une demande fondée sur l’enrichissement injustifié.

Les faits de l’espèce

En l’espèce, des concubins se séparent après treize ans de vie commune. Un contentieux naît au sujet de la liquidation de leurs intérêts patrimoniaux. En cause, le financement d’une maison d’habitation édifiée sur une parcelle de terrain que la concubine avait reçue par libéralité de ses parents. La qualification juridique de la maison ne fait aucun doute : en application de la règle de l’accession2, la concubine en est l’unique propriétaire. Il ne s’agit alors pas de procéder au partage du bien, mais de s’interroger sur la possible indemnisation du concubin ayant financé une partie de la construction de l’immeuble appartenant à l’autre.

En l’occurrence, le concubin assigne son ancienne compagne sur le fondement de l’enrichissement injustifié. Il lui demande une indemnité pour avoir financé, jusqu’à la séparation du couple, la moitié des prêts immobiliers ayant permis la construction de la maison, soit environ 25 000 euros. L’arrêt ne permet pas de savoir si le prêt a été souscrit par les deux concubins en qualité de co-emprunteurs ou par la concubine seule. On soulignera toutefois l’incohérence du procédé qui consiste, pour un établissement bancaire, à consentir à deux concubins un prêt pour financer une construction sur le terrain dont l’un d’eux est seul propriétaire3. Débouté en 2019 par le tribunal de grande instance, le concubin voit sa demande à nouveau rejetée par la Cour d’appel de Grenoble, au motif que ses dépenses trouvaient leur contrepartie dans l’hébergement dont il a bénéficié durant la vie commune et sa participation aux dépenses du ménage. Cet arrêt offre l’occasion de revenir sur les conditions de l’enrichissement injustifié en matière de concubinage4.

Les conditions de l’enrichissement injustifié

Créée par la jurisprudence5 avant de prendre place dans le Code civil6, l’action de in rem verso permet de restaurer un certain équilibre patrimonial entre les concubins. Elle se rencontre principalement dans deux situations : soit lorsqu’un concubin a collaboré à l’activité professionnelle de l’autre, soit lorsqu’il a participé à l’acquisition ou à l’amélioration d’un immeuble appartenant à l’autre. Encore faut-il que les conditions de mise en œuvre de l’action soient remplies. Ces conditions sont de deux ordres : économique et juridique.

Des conditions économiques

S’agissant des conditions économiques, trois éléments sont exigés : un enrichissement, un appauvrissement et un lien de causalité entre les deux. En l’espèce, le concubin rapporte bien la preuve des conditions matérielles de l’action. En effet, l’enrichissement est établi lorsqu’il y a un accroissement du patrimoine du défendeur, qu’il s’agisse de l’acquisition d’un nouveau bien ou de l’amélioration d’un bien existant. Quant à l’appauvrissement corrélatif du demandeur, il renvoie à une diminution de son patrimoine, ici caractérisée par le versement d’une somme d’argent. Il faut enfin un lien entre l’enrichissement et l’appauvrissement, ce qui ne pose pas de difficulté lorsqu’il y a un transfert de valeur d’un patrimoine à l’autre, qu’il soit direct ou indirect. Au cas particulier, la concubine ne conteste pas ces éléments matériels et donc l’existence d’un appauvrissement et d’un enrichissement corrélatif. Classiquement, le différend se concentre sur les conditions juridiques de l’action, qui sont des conditions négatives.

Des conditions juridiques

Aux conditions économiques s’ajoutent deux exigences juridiques : l’absence de justification au mouvement de valeur et l’inexistence d’une autre voie de droit pour l’appauvri.

L’absence de cause

L’appauvri, demandeur à l’action de in rem verso, doit d’abord rapporter la preuve que l’enrichissement est dépourvu de cause. L’appréciation de cet élément n’est pas aisée et l’intervention du législateur en 2016 n’a guère clarifié les choses. Schématiquement, deux causes sont susceptibles de faire obstacle à l’indemnisation : l’une subjective, l’autre objective.

D’un point de vue subjectif, l’appauvrissement du concubin peut être justifié par son intention libérale7 ou son intérêt personnel8. D’une part, l’action de in rem verso n’est pas accueillie s’il est établi que l’appauvri a agi dans le dessein de gratifier l’enrichi9, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. D’autre part, le solvens est considéré avoir agi dans un intérêt personnel, ce qui fait obstacle à son indemnisation, lorsque le bien financé est destiné au logement du couple ou de la famille10. Les sommes versées sont alors vues comme une contrepartie de l’hébergement gratuit dont le concubin a bénéficié. Les juges procèdent ici à une comparaison entre la valeur des remboursements effectués par le concubin et celle de l’occupation gratuite dont il a bénéficié. Dans l’affaire commentée, les juges grenoblois trouvent une contrepartie à l’appauvrissement du concubin dans le fait que la maison de sa concubine, qu’il a pour partie financée, a constitué le domicile du couple pendant sept ans11.

D’un point de vue objectif, l’appauvrissement peut se justifier par l’existence d’une obligation. En matière de concubinage, il est désormais fréquent que la demande de remboursement soit rejetée au motif que les dépenses ne constituent qu’une contribution aux charges du ménage12. L’affirmation peut surprendre, dans la mesure où le concubinage, à la différence du mariage13 et du pacs14, ne génère en principe aucune obligation de contribuer aux charges de la vie courante15. L’idée sous-jacente est d’éviter que tous les transferts de valeurs entre concubins donnent lieu à des comptes en fin d’union, en trouvant une justification à la majeure partie des enrichissements et des appauvrissements. L’enrichissement injustifié peut néanmoins trouver à s’appliquer si les dépenses excèdent, par leur ampleur, la participation normale du concubin aux charges de la vie commune16. La frontière reste délicate à tracer, tout étant affaire d’espèce et donc d’appréciation souveraine des juges du fond17. Le raisonnement n’est pas sans rappeler celui retenu pour l’époux marié sous le régime de la séparation de biens qui sollicite une créance pour une surcontribution aux charges du mariage18. En l’occurrence, les juges grenoblois ont considéré que les dépenses du concubin trouvaient leur cause dans sa participation aux dépenses du ménage. Implicitement, le prorata entre la somme dépensée et le temps d’usage du bien (25 000 euros sur sept ans, soit environ 300 euros par mois) permet au juge d’affirmer que l’on reste dans des dépenses courantes sans les excéder.

Le caractère subsidiaire de l’action

L’action de in rem verso ne peut enfin être invoquée qu’à titre subsidiaire, c’est-à-dire si aucune autre action n’est ouverte au demandeur ou qu’il se heurte à un obstacle de droit19. La décision commentée est silencieuse sur ce point : d’autres fondements étaient-ils envisageables au cas particulier ? Deux actions sont à considérer : la société créée de fait et la construction sur le terrain d’autrui.

La voie de la société créée de fait semble fermée dans l’hypothèse étudiée, la participation financière à la réalisation d’un projet immobilier n’étant pas, d’après la jurisprudence, suffisante à établir l’intention de s’associer en vue d’une entreprise commune20. L’action n’est donc d’aucun secours lorsque l’un des concubins a participé à la construction ou à l’acquisition d’un immeuble appartenant à l’autre, même s’il constitue le logement de la famille.

Qu’en est-il du côté du droit des biens ? L’article 555 du Code civil permet au tiers qui a réalisé des constructions sur un fonds appartenant à autrui de réclamer à son propriétaire le remboursement des montants engagés ou une somme égale à la plus-value réalisée. Appliquée aux rapports entre concubins, la construction sur le sol d’autrui ouvre droit à indemnisation pour celui qui a participé au financement du prêt immobilier affecté à la construction d’une maison dont l’autre concubin est devenu propriétaire par accession21. La Cour de cassation a cependant eu l’occasion d’affirmer récemment que, comme en matière d’enrichissement injustifié, la contribution aux charges du ménage peut chasser l’indemnité due au titre d’une participation à la construction22.

En définitive, le succès des actions de droit commun reste imprévisible pour les concubins. Les solutions jurisprudentielles sont imprégnées d’éléments factuels et relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond. On peut néanmoins se demander si un régime commun du logement du couple n’est pas en voie d’apparition23. Ne voit-on pas émerger, à travers la jurisprudence applicable au mariage24, au pacs25 et au concubinage26, une logique similaire dès lors que le logement familial est en jeu ? La vie commune n’implique-t-elle pas, au nom d’un minimum de solidarité conjugale, de rembourser pour partie l’emprunt immobilier souscrit par l’autre ou de financer des travaux d’entretien ou de rénovation, le tout sans prendre en considération les droits de chacun sur le bien, mais en tenant compte de son affectation à un usage familial ?

Conseils – Pour l’heure, afin d’éviter l’incertitude lors de la désunion, le concubin finançant des travaux de construction sur le terrain de l’autre serait bien inspiré de prendre, en amont, les conseils de son notaire et de conclure une convention destinée, selon sa volonté, soit à exclure toute indemnisation pour les frais engagés, soit au contraire à en fixer les modalités de remboursement.

Notes

1 118e Congrès des notaires, L’ingénierie notariale, Anticiper, conseiller, pacifier pour une société harmonieuse, n° 30116-3 et s. Retour au texte

2 C. civ., art. 552. Retour au texte

3 En ce sens, v. C. Fressenon et I. Corpart, J.-Cl. Notarial Formulaire, Fasc. 10, Concubinage, Rapports des concubins entre eux, n° 114 Retour au texte

4 Sur la question, v. not. N. Le Rudulier, « La modernité de l’enrichissement sans cause en droit de la famille », in Mélanges Le Guidec, LexisNexis, 2014, p. 147 ; S. Ben Hadj Yahia, « Le concubinage et le juge », in Le concubinage : entre droit et non-droit, (dir.) S. Ben Hadj Yahia et G. Kessler, LexisNexis, 2021, p. 105 Retour au texte

5 Cass. req., 15 juin 1892. Retour au texte

6 C. civ., art. 1303 à 1303-4. Retour au texte

7 C. civ., art. 1303-1. Retour au texte

8 C. civ., art. 1303-2, al. 1. Retour au texte

9 Cass. civ. 1re, 20 janv. 2010, n° 08-13400. Retour au texte

10 Cass. civ. 1re, 24 sept. 2008, n° 07-11928. Retour au texte

11 Dans le même sens, pour un concubin ayant été hébergé à titre gratuit dans l'immeuble appartenant à sa concubine pendant presque 9 ans, v. CA Bourges, ch. civ., 14 fév. 2019, n° 17/00993 : JurisData n° 2019-003213 : Dr. famille 2019, comm. 95, A-M. Caro ; inversement, un enrichissement injustifié a été admis dans une hypothèse où le concubin financeur n’avait habité l’immeuble que quatre mois à la suite de la rupture du couple : Colmar, 2e ch. civ., 21 juin 2018, n° 16/06020 : JurisData n° 2018-010855 ; Dr. famille 2018, comm. 234, J. Colliot. Retour au texte

12 Cass. civ. 1re, 2 oct. 2013, n° 12-22129. Retour au texte

13 C. civ., art. 214. Retour au texte

14 C. civ., art. 515-4. Retour au texte

15 Cass. civ. 1re, 19 déc. 2018, n° 18-12311 ; Cass. civ. 1re, 31 janv. 2006, n° 02-19277. Retour au texte

16 Cass. civ. 1re, 23 janv. 2014, n° 12-27180 ; Cass. civ. 1re, 24 sept. 2008, n° 06-11294. Retour au texte

17 Les juges grenoblois ont par le passé eu l’occasion d’admettre un enrichissement injustifié au motif que les sommes versées par le concubin excédaient une participation normale aux dépenses de la vie commune et ne constituaient pas une contrepartie équitable des avantages dont il avait pu profiter durant la vie commune : Grenoble, 2 avril 2019, n° 17/00400 : JurisData n° 2019-004858 ; Dr. famille 2019, comm. 143, S. Dumas-Lavenac. Retour au texte

18 Sur cette question, v. not. G. Champenois, « Quelques observations sur le financement du logement familial indivis par des époux séparés et biens », in Mélanges en l’honneur du professeur R. Le Guidec, LexisNexis, 2014, p. 45 et A. Karm, « Financement du logement de la famille et contribution des époux séparés de biens aux charges du mariage », ibid., p. 89. Retour au texte

19 C. civ., art. 1303-3. Retour au texte

20 Cass. civ. 1re, 12 mai 2021, n° 19-10667. Retour au texte

21 Cass. civ. 3e, 2 oct. 2002, n° 01-00002. Retour au texte

22 Cass. civ. 1re, 9 fév. 2022, n° 20-22533. Retour au texte

23 En ce sens, v. Ch. Goldie-Genicon, « Le financement du logement de la famille ou les prémisses d’un droit commun du couple », D. 2021, p. 668. Retour au texte

24 Cass. civ. 1re, 15 mai 2013, n° 11-26933. Retour au texte

25 Cass. civ. 1re, 27 janv. 2021, n° 19-26140. Retour au texte

26 Cass. civ. 1re, 13 janv. 2016, n° 14-29746 ; Cass. civ. 1re, 7 fév. 2018, n° 17-13979 ; Cass. civ. 1re, 2 sept. 2020, n° 19-10477. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Gaëlle Ruffieux, « Enrichissement injustifié et financement du logement de la concubine », BACAGe [En ligne], 01 | 2023, mis en ligne le 03 octobre 2023, consulté le 17 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=521

Auteur

Gaëlle Ruffieux

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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