Quel que soit le mode de conjugalité, le financement par l’un des membres du couple d’un bien constituant le logement de la famille et appartenant exclusivement à l’autre est susceptible de faire naître un contentieux lors d’une éventuelle désunion. Pour les concubins, les choses sont d’autant plus complexes qu’à la différence des époux et des partenaires, il n’existe aucune règle de liquidation de leur patrimoine. Dans ce contexte, comment appréhender les mouvements de valeurs induits par la communauté de vie ? Dans quel cas l’un peut-il agir en remboursement des sommes exposées contre l’autre et sur quel(s) fondement(s) ? Faute de disposition spécifique, les juges recourent fréquemment au droit commun des obligations, aux quasi-contrats et au droit des biens. Dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 1er février 2022, les magistrats avaient à se prononcer sur une demande fondée sur l’enrichissement injustifié.
Les faits de l’espèce
En l’espèce, des concubins se séparent après treize ans de vie commune. Un contentieux naît au sujet de la liquidation de leurs intérêts patrimoniaux. En cause, le financement d’une maison d’habitation édifiée sur une parcelle de terrain que la concubine avait reçue par libéralité de ses parents. La qualification juridique de la maison ne fait aucun doute : en application de la règle de l’accession2, la concubine en est l’unique propriétaire. Il ne s’agit alors pas de procéder au partage du bien, mais de s’interroger sur la possible indemnisation du concubin ayant financé une partie de la construction de l’immeuble appartenant à l’autre.
En l’occurrence, le concubin assigne son ancienne compagne sur le fondement de l’enrichissement injustifié. Il lui demande une indemnité pour avoir financé, jusqu’à la séparation du couple, la moitié des prêts immobiliers ayant permis la construction de la maison, soit environ 25 000 euros. L’arrêt ne permet pas de savoir si le prêt a été souscrit par les deux concubins en qualité de co-emprunteurs ou par la concubine seule. On soulignera toutefois l’incohérence du procédé qui consiste, pour un établissement bancaire, à consentir à deux concubins un prêt pour financer une construction sur le terrain dont l’un d’eux est seul propriétaire3. Débouté en 2019 par le tribunal de grande instance, le concubin voit sa demande à nouveau rejetée par la Cour d’appel de Grenoble, au motif que ses dépenses trouvaient leur contrepartie dans l’hébergement dont il a bénéficié durant la vie commune et sa participation aux dépenses du ménage. Cet arrêt offre l’occasion de revenir sur les conditions de l’enrichissement injustifié en matière de concubinage4.
Les conditions de l’enrichissement injustifié
Créée par la jurisprudence5 avant de prendre place dans le Code civil6, l’action de in rem verso permet de restaurer un certain équilibre patrimonial entre les concubins. Elle se rencontre principalement dans deux situations : soit lorsqu’un concubin a collaboré à l’activité professionnelle de l’autre, soit lorsqu’il a participé à l’acquisition ou à l’amélioration d’un immeuble appartenant à l’autre. Encore faut-il que les conditions de mise en œuvre de l’action soient remplies. Ces conditions sont de deux ordres : économique et juridique.
Des conditions économiques
S’agissant des conditions économiques, trois éléments sont exigés : un enrichissement, un appauvrissement et un lien de causalité entre les deux. En l’espèce, le concubin rapporte bien la preuve des conditions matérielles de l’action. En effet, l’enrichissement est établi lorsqu’il y a un accroissement du patrimoine du défendeur, qu’il s’agisse de l’acquisition d’un nouveau bien ou de l’amélioration d’un bien existant. Quant à l’appauvrissement corrélatif du demandeur, il renvoie à une diminution de son patrimoine, ici caractérisée par le versement d’une somme d’argent. Il faut enfin un lien entre l’enrichissement et l’appauvrissement, ce qui ne pose pas de difficulté lorsqu’il y a un transfert de valeur d’un patrimoine à l’autre, qu’il soit direct ou indirect. Au cas particulier, la concubine ne conteste pas ces éléments matériels et donc l’existence d’un appauvrissement et d’un enrichissement corrélatif. Classiquement, le différend se concentre sur les conditions juridiques de l’action, qui sont des conditions négatives.
Des conditions juridiques
Aux conditions économiques s’ajoutent deux exigences juridiques : l’absence de justification au mouvement de valeur et l’inexistence d’une autre voie de droit pour l’appauvri.
L’absence de cause
L’appauvri, demandeur à l’action de in rem verso, doit d’abord rapporter la preuve que l’enrichissement est dépourvu de cause. L’appréciation de cet élément n’est pas aisée et l’intervention du législateur en 2016 n’a guère clarifié les choses. Schématiquement, deux causes sont susceptibles de faire obstacle à l’indemnisation : l’une subjective, l’autre objective.
D’un point de vue subjectif, l’appauvrissement du concubin peut être justifié par son intention libérale7 ou son intérêt personnel8. D’une part, l’action de in rem verso n’est pas accueillie s’il est établi que l’appauvri a agi dans le dessein de gratifier l’enrichi9, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. D’autre part, le solvens est considéré avoir agi dans un intérêt personnel, ce qui fait obstacle à son indemnisation, lorsque le bien financé est destiné au logement du couple ou de la famille10. Les sommes versées sont alors vues comme une contrepartie de l’hébergement gratuit dont le concubin a bénéficié. Les juges procèdent ici à une comparaison entre la valeur des remboursements effectués par le concubin et celle de l’occupation gratuite dont il a bénéficié. Dans l’affaire commentée, les juges grenoblois trouvent une contrepartie à l’appauvrissement du concubin dans le fait que la maison de sa concubine, qu’il a pour partie financée, a constitué le domicile du couple pendant sept ans11.
D’un point de vue objectif, l’appauvrissement peut se justifier par l’existence d’une obligation. En matière de concubinage, il est désormais fréquent que la demande de remboursement soit rejetée au motif que les dépenses ne constituent qu’une contribution aux charges du ménage12. L’affirmation peut surprendre, dans la mesure où le concubinage, à la différence du mariage13 et du pacs14, ne génère en principe aucune obligation de contribuer aux charges de la vie courante15. L’idée sous-jacente est d’éviter que tous les transferts de valeurs entre concubins donnent lieu à des comptes en fin d’union, en trouvant une justification à la majeure partie des enrichissements et des appauvrissements. L’enrichissement injustifié peut néanmoins trouver à s’appliquer si les dépenses excèdent, par leur ampleur, la participation normale du concubin aux charges de la vie commune16. La frontière reste délicate à tracer, tout étant affaire d’espèce et donc d’appréciation souveraine des juges du fond17. Le raisonnement n’est pas sans rappeler celui retenu pour l’époux marié sous le régime de la séparation de biens qui sollicite une créance pour une surcontribution aux charges du mariage18. En l’occurrence, les juges grenoblois ont considéré que les dépenses du concubin trouvaient leur cause dans sa participation aux dépenses du ménage. Implicitement, le prorata entre la somme dépensée et le temps d’usage du bien (25 000 euros sur sept ans, soit environ 300 euros par mois) permet au juge d’affirmer que l’on reste dans des dépenses courantes sans les excéder.
Le caractère subsidiaire de l’action
L’action de in rem verso ne peut enfin être invoquée qu’à titre subsidiaire, c’est-à-dire si aucune autre action n’est ouverte au demandeur ou qu’il se heurte à un obstacle de droit19. La décision commentée est silencieuse sur ce point : d’autres fondements étaient-ils envisageables au cas particulier ? Deux actions sont à considérer : la société créée de fait et la construction sur le terrain d’autrui.
La voie de la société créée de fait semble fermée dans l’hypothèse étudiée, la participation financière à la réalisation d’un projet immobilier n’étant pas, d’après la jurisprudence, suffisante à établir l’intention de s’associer en vue d’une entreprise commune20. L’action n’est donc d’aucun secours lorsque l’un des concubins a participé à la construction ou à l’acquisition d’un immeuble appartenant à l’autre, même s’il constitue le logement de la famille.
Qu’en est-il du côté du droit des biens ? L’article 555 du Code civil permet au tiers qui a réalisé des constructions sur un fonds appartenant à autrui de réclamer à son propriétaire le remboursement des montants engagés ou une somme égale à la plus-value réalisée. Appliquée aux rapports entre concubins, la construction sur le sol d’autrui ouvre droit à indemnisation pour celui qui a participé au financement du prêt immobilier affecté à la construction d’une maison dont l’autre concubin est devenu propriétaire par accession21. La Cour de cassation a cependant eu l’occasion d’affirmer récemment que, comme en matière d’enrichissement injustifié, la contribution aux charges du ménage peut chasser l’indemnité due au titre d’une participation à la construction22.
En définitive, le succès des actions de droit commun reste imprévisible pour les concubins. Les solutions jurisprudentielles sont imprégnées d’éléments factuels et relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond. On peut néanmoins se demander si un régime commun du logement du couple n’est pas en voie d’apparition23. Ne voit-on pas émerger, à travers la jurisprudence applicable au mariage24, au pacs25 et au concubinage26, une logique similaire dès lors que le logement familial est en jeu ? La vie commune n’implique-t-elle pas, au nom d’un minimum de solidarité conjugale, de rembourser pour partie l’emprunt immobilier souscrit par l’autre ou de financer des travaux d’entretien ou de rénovation, le tout sans prendre en considération les droits de chacun sur le bien, mais en tenant compte de son affectation à un usage familial ?
Conseils – Pour l’heure, afin d’éviter l’incertitude lors de la désunion, le concubin finançant des travaux de construction sur le terrain de l’autre serait bien inspiré de prendre, en amont, les conseils de son notaire et de conclure une convention destinée, selon sa volonté, soit à exclure toute indemnisation pour les frais engagés, soit au contraire à en fixer les modalités de remboursement.