Par une demande enregistrée le 10 juillet 2024, la commune de Vitrolles a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Marseille d’ordonner une expertise portant sur les désordres affectant les ouvrages réalisés dans le cadre d’un marché public de travaux conclu le 14 octobre 2013.
Par une ordonnance no 2406766 du 29 novembre 2024, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a rejeté cette demande, au motif que l’action en responsabilité décennale était prescrite. Le juge de première instance a relevé que la réception des travaux avait été prononcée le 26 juin 2014.
La commune de Vitrolles conteste cette ordonnance.
Sur le point de départ de l’action décennale
La commune de Vitrolles conteste la prescription retenue par le tribunal administratif en faisant valoir que la réception a été prononcée « avec réserves ». Selon la commune, du fait de cette réception « avec réserves », la garantie décennale des constructeurs n’a commencé à courir qu’à compter de la date de la levée des réserves, le 24 septembre 2014. Sa demande d’expertise, enregistrée le 10 juillet 2024, aurait ainsi été présentée dans les délais de la garantie décennale, qu’elle aurait interrompus.
Sur la réception avec ou sous réserve
L’argumentation de la commune est un peu confuse. La SAS Eiffage ayant relevé en défense que la réception avait été prononcée « sous réserve » et non « avec réserves », la commune réitère dans un premier temps son affirmation selon laquelle la réception était une réception « avec réserves », puis indique dans son mémoire complémentaire « qu’aucune distinction ne peut être faite entre réception avec ou sous réserve en matière de prescription de garantie décennale ».
Les parties font référence à la distinction établie dans le cahier des clauses administratives générales (CCAG) Travaux de 2009 entre la réception « sous réserve » et la réception « avec réserves ». La réception dite « sous réserve », prévue à l’article 41.5 du CCAG Travaux 2009, permet au maître de l’ouvrage de prononcer la réception alors que certaines prestations qui n’ont pas encore été exécutées. La réception dite « avec réserves », prévue à l’article 41.3, permet au maître de l’ouvrage de prononcer la réception alors même que l’ouvrage présente des malfaçons à corriger.
En l’espèce, la réception était une réception « mixte », c’est‑à‑dire à la fois « avec réserves » et « sous réserve ». Il ressort du procès-verbal de réception que la case « avec réserves » a été cochée, alors que juste en dessous figure la mention « sous réserve ». Peu importe cette ambiguïté, l’examen de la liste des réserves émises par la commune permet de constater qu’il s’agit à la fois de prestations manquantes et de prestations mal réalisées.
En tout état de cause, si la distinction « avec réserves » ou « sous réserve » a une incidence sur le point de départ du délai imparti au titulaire pour présenter son projet de décompte final, le CCAG Travaux ne lui donne aucune portée concernant le point de départ des délais de garantie.
La distinction « avec réserves » ou « sous réserve » détermine l’articulation entre la phase d’exécution des prestations et la phase de règlement financier du marché, selon les modalités spécifiques définies par le CCAG Travaux 2009. Mais en l’absence de toute mention en ce sens dans le CCAG Travaux, la distinction entre les deux formes de réserves demeure sans effet sur le point de départ des délais pour les garanties ouvertes au maître de l'ouvrage, notamment la garantie décennale des constructeurs. Voyez sur ce point, par analogie avec la garantie de parfait achèvement et la garantie contractuelle de droit commun, les décisions du Conseil d’Etat commune de Puget-ville1 et Société JSA Technology2.
Par ailleurs, le motif pour lequel le maître de l'ouvrage refuse partiellement la réception est indifférent sur les effets de ce refus : les relations contractuelles, pour ce qui concerne la réalisation de cette partie de l’ouvrage, se poursuivent. Dans ces conditions, les réserves ont pour effet de prolonger la responsabilité contractuelle du titulaire, et de reporter par voie de conséquence le point de départ de la garantie décennale. La distinction opérée par le CCAG Travaux entre deux formes de réserves demeure donc sans incidence sur l’articulation entre la responsabilité contractuelle et la responsabilité décennale.
De toute façon, à la lecture des écritures, la distinction entre réception « avec réserves » et réception « sous réserve » n’est finalement pas le cœur de l’argumentation de la commune de Vitrolles. Cette dernière soutient, en dernier lieu, qu’en cas de réception assortie de réserves, le point de départ du délai décennal serait, pour l’ensemble des parties de l’ouvrage, la date de levée des réserves.
Sur l’unification du point de départ du délai de garantie décennale des constructeurs
La commune de Vitrolles vous demande donc de revenir sur la jurisprudence constante du Conseil d’État qui affirme le caractère divisible des parties de l’ouvrage réceptionnées et des parties de l’ouvrage réservées, pour ce qui concerne la poursuite des relations contractuelles et par suite le point de départ du délai de la garantie décennale des constructeurs.
Ce principe de divisibilité a été rappelé notamment par la décision Société Peinture et Reconstruction3, avant le système de réception unique. Cette position a été confirmée par la décision commune du Château d’Oléron4, prise dans le cadre du CCAG Travaux de 19765.
La divisibilité entre les parties de l’ouvrage réceptionnées et les parties de l’ouvrage réservées est formulée de la façon suivante : « En l'absence de stipulations particulières prévues par les documents contractuels, lorsque la réception de l'ouvrage est prononcée avec réserves, les rapports contractuels entre le maître de l'ouvrage et les constructeurs ne se poursuivent qu'au titre des travaux ou des parties de l'ouvrage ayant fait l'objet des réserves. ». Dans le CCAG Travaux de 1976, la distinction entre la réception « sous réserves » et la réception « avec réserves » n’existait pas.
Ainsi, ce que la commune entend vous faire juger, c’est que la moindre réserve entrainerait le report du point de départ du délai de garantie décennale à la date de la levée de cette réserve, d’une manière générale, pour la totalité de l’ouvrage.
Il n’y a aucune raison sérieuse de suivre la position de la commune, qui ruinerait le principe même de la réception assortie de réserves, dont le but est de permettre au maître de l'ouvrage de prendre possession de l’ouvrage sans être contraint par l’existence de défauts d’exécution mineurs, et sans avoir à renoncer à l’exécution des prestations contractuelles non exécutées ou mal exécutées par le titulaire. L’énoncé de réserves permet, pour les parties de l’ouvrage visées, de reporter à plus tard les effets de la réception, c’est-à-dire la renonciation du maître de l'ouvrage à engager la responsabilité contractuelle du titulaire. Prolongeant pour partie le jeu de la responsabilité contractuelle, les réserves repoussent d’autant l’entrée en scène de la responsabilité décennale.
Il n’y a donc pas lieu, selon nous, de revenir sur le principe de la divisibilité des prestations et d’unifier le point de départ de la garantie décennale.
Une telle unification a été opérée par la jurisprudence pour plusieurs types de garanties : la garantie de parfait achèvement 6et la garantie de droit commun de l’article 1792‑4‑3 du Code civil7, mais pour des raisons qui ne sont pas applicables à la garantie décennale des constructeurs.
Pour la garantie de parfait achèvement, la jurisprudence commune de Beaulieu sur Loire fait jouer un mécanisme d’effet rétroactif de la levée des réserves, qui doit « faire regarder la réception comme ayant été donnée sans réserve ». Par voie de conséquence, la cessation rétroactive des rapports contractuels pour l’exécution des prestations fait courir le délai d’action de la garantie de parfait achèvement, qui est une garantie contractuelle, à compter de la date de réception pour l’ensemble des prestations.
La décision commune de Puget‑Ville ne reprend pas cette logique de l’effet rétroactif de la levée des réserves, mais indique qu’au regard de la lettre du CCAG Travaux de 2009, notamment les articles 44.1 et 41.6 du CCAG, le point de départ de la garantie de parfait achèvement pour les parties de l’ouvrage qui ont fait l’objet de réserves pour non-exécution ou pour malfaçon est la date d’effet de la réception, c’est‑à‑dire la date fixée pour l’achèvement des travaux, mentionnée à l’article 41-38. Pour les raisons exposées précédemment, le Conseil d’État juge que la distinction avec ou sous réserves est sans incidence sur la détermination du point de départ de la garantie de parfait achèvement.
Pour ce qui concerne garantie de droit commun de l’article 1792‑4‑3 du code civil, le rapporteur public Nicolas Labrune indique deux raisons qui justifient de faire partir le délai de garantie exclusivement de la date de réception des travaux, et ce pour l’ensemble des prestations, y compris pour les travaux réservés. D’une part, le texte du Code civil mentionne la « réception des travaux », qui est prononcée quand bien même il y aurait des réserves, la réception étant, selon la définition de la jurisprudence Centre Hospitalier de Boulogne‑sur‑Mer de 2007, « l’acte par lequel le maître de l'ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserve »9. D’autre part, ces dispositions ont vocation à instituer une prescription pour les actions relatives aux réserves non levées, toujours couvertes par la garantie contractuelle de droit commun. Il n’y aurait donc pas de sens à faire partir cette garantie de la levée des réserves.
Les motifs qui justifient l’unification du point de départ du délai de garantie à la date de réception pour ces types garanties ne sont pas transposables à la garantie décennale des constructeurs. Pour ce qui concerne la responsabilité décennale des constructeurs, le délai ne peut commencer à courir qu’à partir du moment où le maître de l'ouvrage a renoncé à engager la responsabilité contractuelle du titulaire. De ce point de vue, la levée des réserves ne peut avoir d’effet rétroactif, car un tel effet viderait de sens l’objet même de la réserve, qui est de maintenir partiellement la responsabilité contractuelle du titulaire. L’existence de réserves peut encore moins avoir pour effet de suspendre les effets de la réception pour l’ensemble de l’ouvrage, comme le suggère la commune, ce qui ferait perdre toute portée à la réception partielle.
Par suite, le principe de la divisibilité des parties réceptionnées et des parties réservées de l’ouvrage, affirmé par la jurisprudence10, ne peut être remis en cause.
La commune n’est donc pas fondée à soutenir que le point de départ de la garantie décennale des constructeurs serait la date de levée des réserves pour l’ensemble des parties de l’ouvrage, y compris les parties réceptionnées sans réserve.
Sur le lien entre les désordres décennaux et les réserves
Il en résulte de ce qui précède que le point décisif pour la solution du litige est le fait que les réserves énoncées par la commune de Vitrolles au moment de la réception sont sans aucun lien avec les désordres décennaux qu’elle a invoqués devant le tribunal administratif.
En effet, à l’appui de sa demande d’expertise, la commune a fait état de désordres relatifs à la dégradation de la conduite principale de distribution de gaz, à la présence de corrosion et de rouille sur la conduite galvanisée, à la présence de micro‑fuite de gaz et à la présence de fuites sur une conduite de distribution d’eau. Or, les quatorze points de la liste figurant en annexe du procès‑verbal du 24 juin 2014 concernent pour l’essentiel des problèmes d’éclairage, d’électricité ou de raccordement de systèmes électroniques. Aucune de ces quatorze réserves n’est en rapport avec les désordres de nature décennale invoqués par la commune.
C’est donc à juste titre que le tribunal administratif de Marseille a rejeté la demande d’expertise, au motif que la que l’action en responsabilité décennale était prescrite.
Par ces motifs nous concluons
Au rejet de la requête.